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L'Enquête [Énigmes et autres textes accompagnateurs]

 
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Solaris
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MessagePosté le: 14 Avr 2013, 10:18    Sujet du message: L'Enquête [Énigmes et autres textes accompagnateurs] Répondre en citant

Von Nabis
Montréal. 23 août 1969. 18h47.
Prologue.


Clic.

Debout devant la fenêtre de son bureau, le front plissé et le regard perdu au loin dans la lumière du soir, Von Nabis actionnait machinalement un vieux briquet rouillé. Plus loin, derrière la vitre, vingt mètres peut-être à sa droite, le libraire du coin s’apprêtait à fermer boutique, causant avec les quelques clients qui traînaient encore sur le parvis de l’établissement. Il était vêtu d’une sorte de torchon brunâtre qu’il avait extirpé de quelque antique grenier et qui n’avait vraisemblablement pas vu la lumière du jour depuis près d’un siècle. Avec un peu d’imagination et une myopie prononcée, cela pourrait presque passer pour un veston. Balayant du regard le reste de son attirail – cravate ringarde, pantalon un brin trop étroit, cheveux sagement rabattus sur le côté – Von Nabis ne put s’empêcher d’étudier la scène avec une curiosité amusée. Le libraire décochait alors à ses interlocuteurs ses hochements de tête les plus secs et ses sourires les plus crispés. Ou je me trompe fort, ou notre homme est impatient de partir. Quelque rendez-vous galant, sans doute. Dans quelques instants, le bougre va regarder sa montre, feindre la surprise, saluer les importuns d’un geste entendu et galoper vers sa tendre cavalière… ah, voilà! Il fronça les sourcils. S’il espère conquérir quoi que ce soit affublé d’un pareil accoutrement… je ne sais pas qui plaindre le plus, entre notre Don Juan et sa dulcinée.

* * *

Clic. Clic.

Le briquet n’avait toujours pas émis le moindre embryon d’étincelle, sans que cela ne trouble la concentration de Von Nabis. Il faut dire qu’aucune flamme n’avait jailli de l’objet depuis bientôt vingt ans ; Von Nabis lui-même avait arrêté de fumer depuis longtemps ; le cliquetis régulier de l’appareil n’avait donc d’autre vocation que de l’aider à réfléchir.

Un œil peu averti aurait pu soupçonner Von Nabis de réfléchir à sa dernière affaire. L’œil vif, les cheveux en bataille, impeccablement vêtu de son éternelle veste de tweed, le détective était – il faut bien le reconnaître – une sorte de célébrité dans son genre. Quiconque s’intéressait un tant soit peu au monde du crime savait qu’en dix-sept ans de carrière, l’homme n’avait jamais laissé une affaire irrésolue. « Sans doute », se dirait-on peut-être si on eut pu étudier ainsi son air songeur, « Von Nabis est-il en train de mettre au point quelque brillant raisonnement susceptible de jeter la lumière sur une de ces ténébreuses énigmes dont lui seul a le secret ».

En fait, Von Nabis s’ennuyait.

* * *

Clic.

Il entendit la porte s’ouvrir, derrière lui. Le détective soupira. « Vous pouvez entrer, Zanzi », dit-il d’un air lassé. Une jeune femme glissa la tête dans l’entrebâillement : « c’est déjà fait, M’sieur Nabis.
- Visiblement. Avez-vous entendu parler de la dernière coutume en vogue en Europe? Apparemment, les gens bien mis qui souhaitent entrer dans le bureau de leur patron se plaisent à fermer les doigts de sorte à former un poing et à taper deux ou trois fois contre le montant. Vous verrez, ce n’est pas trop difficile.
- Mes excuses, M’sieur Nabis. »

Von Nabis attendit quelques instants que sa secrétaire précise l’objet de sa visite, sans succès. « Eh bien? Vous n’avez pas interrompu mes réflexions pour le simple plaisir de profiter de ma compagnie, j’espère. »

Pour seule réponse, Zanzibar brandit une lettre, soigneusement cachetée. « C’est arrivé par la poste, ce matin. Je voulais vous en parler plus tôt, mais vous étiez tout à vos réflexions. Courtoisie oblige...
- Bon, ça va, hein! Donnez-moi ça et filez, jeune insolente. »

L’autre sourit, lui tendit le pli et quitta la pièce aussi vite qu’elle y était entrée, cognant trois fois sur le montant de la porte pour annoncer son départ. Von Nabis leva les yeux au ciel. Zanzibar était plus qu’une bonne secrétaire – adroite, intelligente, elle l’aidait souvent dans ses enquêtes, montant des dossiers sur les suspects, recoupant les alibis, identifiant les points faibles de ses « échafaudages théoriques », comme il se plaisait à les appeler. Rares étaient les jours où Von Nabis ne se félicitait pas de l’avoir embauchée, il y a maintenant six ans. Mais quelle insolence!

Reportant son attention sur la lettre qui lui était adressée, Von Nabis sursauta en voyant l’adresse. 27, rue de la Croix. Cap-Chat, Gaspésie. Cap-Chat! Se pouvait-il que…? Le détective décacheta le pli en toute hâte et l’étala sur son bureau.


Lettre a écrit:
Jana,

Je t’écris dans l’urgence et la précipitation, terrifié à l’idée que ces mots soient découverts – par Papa ou par Ysa, bien sûr, mais pas seulement. Tu me pardonneras, j’espère, le mystère dont j’entoure cette lettre, mais je n’ose trop en dire sans avoir pu te parler de vive voix.

Jana, j’ai découvert quelque chose. Quelque chose de très grave. Un sombre secret, enfoui depuis l’été ’52 et qui n’aurait jamais dû remonter à la surface. Je crois que tu vois de quoi il s’agit. Il faut qu’on parle – et vite. J’ai déjà réservé pour toi la chambre #6 à l’Hôtel des falaises, à Ste-Anne-des-Monts, pour la nuit du 29 août. J’y serai à minuit. J’espère que tu y seras aussi – pour ton bien comme pour le mien. À défaut… enfin, tu es assez perspicace pour comprendre les conséquences d’un refus sans que j’aie besoin de les détailler en long et en large.

Viens vite,

Narcisse Grimard

P.S. Nul besoin de te dire de t’y rendre dans le plus grand secret. Si quelqu’un au village devait apprendre ton retour… Enfin, tu comprends.
P.P.S. Pour plus de sûreté, merci de bien vouloir brûler ce pli après la lecture.
P.P.P.S. On raconte que tu te fais maintenant appeler Von Nabis (inutile de me demander d’où je tiens ça – j’ai mes réseaux, et puis bon, ça n’est pas vraiment classé secret-défense). C’est quoi, ces conneries?


* * *

Von Nabis déposa la lettre d’un air songeur. Le mot avait été scellé du sceau de Grimard Énergies Inc., la compagnie que dirigeait le père de Narcisse – et dont Narcisse lui-même était l’un des vice-présidents. Il ouvrit son bureau, gratta une allumette et en approcha le papier. Il hésita un instant, la flamme brûlant faiblement à quelques centimètres du mot. D’un geste décidé, il se ravisa enfin, éteignit l’allumette et rangea le pli dans une étagère de son bureau, qu’il ferma à clef.

En sortant de la pièce, il faillit se cogner à Zanzibar.

« Et puis?
- Et puis je crois qu’un petit voyage en Gaspésie s’impose.
- La Gaspésie? Très peu pour moi!
- Vous devriez y aller un jour. C’est très joli, l’été. Mais rassurez-vous, vous n’étiez pas invitée.
- Charmant!
- Je suis le charme en personne, ma chère.
- Et vous serez absent pour…
- Je ne sais. Le temps qu’il faudra.
- Bon. Vacances, alors. Je serai payée, au moins?
- Ça dépend. J’aurais besoin d’une petite recherche de fond.
- Ah?
- Cap-Chat. Un petit village à quelques heures de route de Rimouski. J’aurais besoin de tout ce que vous pouvez me dégoter là-dessus. Élus, personnalités importantes, faits divers – tout. Je pars dans quatre jours et réviserai le tout sur le trajet. Vous pourrez donc laisser la chose sur mon bureau (il cogna trois fois sur la porte avec un sourire narquois) dès que le tout sera complété. Je l’emporterai à mon départ. »

Zanzi hocha la tête d’un air sérieux. Von Nabis sourit, ferma la porte de son bureau, cogna deux ou trois fois de plus pour faire bonne mesure, tâta ses poches pour s’assurer que son briquet y était bien et, adressant un dernier sourire à sa secrétaire, quitta les lieux d’un pas alerte.

C’était la dernière fois que le détective revit sa secrétaire avant sa propre arrestation pour quadruple meurtre, quelques semaines plus tard.


Dernière édition par Solaris le 01 Juin 2013, 05:56; édité 3 fois
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MessagePosté le: 18 Avr 2013, 09:26    Sujet du message: Répondre en citant

Ysengrain
Cap-Chat. 3 septembre 1969. 13h22.
Première énigme
.

« Le juge... Wargrave... sortit une lettre... de sa poche. L'écriture en était... indéfrichable-
- Indéchiffrable.
- Indéchiffrable... mais quelques mots ressortaient... euh...
- Çà et là.
- Ah bon? Je croyais que "ça" ne prenait pas d'accent?
- C'est une expression. 'Ça' ne prend un accent grave que dans l'expression 'çà et là'.
- Ah d'accord. Euh... où en étais-je?
- Bah écoute, ce sera tout pour l'instant. Pas besoin de terminer le paragraphe. Franchement, je trouve que tu fais d'énormes progrès, Fleur! Tu m'épates! »

La jeune fille lui adressa un sourire ravi et reposa avec précaution le livre sur sa table de chevet. Ysengrain en profita pour ranger sa propre copie des Dix Petits Nègres dans le sac qu'elle traînait toujours avec elle lorsqu'elle voyait Fleur. Celle-ci tâtonna de la main droite jusqu'à atteindre le cordon de la lampe la plus proche :

« Tu veux peut-être un peu de lumière...?
- Non, je te remercie. Il fait un soleil radieux dehors », répondit Ysengrain, réalisant trop tard que ces mots n'avaient aucun sens pour son élève. Celle-ci ne sembla pas avoir remarqué – ou alors fit comme si de rien était, continuant à lui sourire gaiement.

Pauvre petite. Fleur Grimard, 11 ans bien sonnés – 11 ans et demi, insistait-elle obstinément – était une fille énergique et enjouée, qui avait eu le singulier malheur de naître aveugle. Cette affliction n'entamait en rien son enthousiasme et sa soif d'apprendre, cependant, comme Ysengrain avait pu le constater lors de leurs nombreuses séances particulières. À l'âge de cinq ans, son père - richissime industriel de la région – avait décidé qu'aveugle ou non, sa fille serait aussi cultivée et savante que n'importe quelle autre fille de son âge, voire plus. Un beau jour, il avait cogné à la porte d'Ysengrain et lui avait proposé de donner des cours particuliers à sa fille. Ysengrain sourit en repensant à la scène.

« Ne feriez-vous pas mieux d'aller voir Mandrino ? », avait-elle alors répondu, interloquée par la proposition. « Je veux dire… c’est lui, le prof. Je ne suis que romancière. » Romancière même pas fichue de publier un truc, aurait-elle pu ajouter, mais elle s’était retenue.
- Non, c’est de vous qu’elle a besoin. Ma petite Fleur… elle rêve, vous savez, continuellement coincée entre quatre murs. Je n’ose la faire sortir toute seule – avec les falaises toutes proches, vous comprenez… ! Du coup, elle s’invente des histoires, elle imagine des mondes. Je crois qu’elle se plairait bien plus avec une… rêveuse comme vous qu’avec un instit’ traditionnel. »

Et elle avait accepté. Son père avait fourni le nécessaire – tous les livres en braille qu’elle comptait étudier, le matériel nécessaire pour l’écriture et les mathématiques. Le processus fut laborieux – Ysengrain elle-même dut réviser ses notions d’arithmétique – mais elle s’attacha très rapidement à la petite Fleur.

* * *

Elles en étaient à réviser l’accord des participes passés lorsqu’Ysengrain entendit un vacarme, en bas, au niveau de la porte d’entrée. Un visiteur, probablement. Ou Jnst qui revient de promenade. Elle jeta un coup d’œil à l’horloge, haussa les épaules et poursuivit la leçon. Elle put toutefois entendre M. Cyril – le majordome – annoncer un nom à la cantonade.

« M. Von Nabis ! »

Son cœur s’arrêta de battre l’espace d’un instant. Tendant l’oreille plus attentivement, elle reconnut alors le pas de Jnst qui quittait sa chambre et descendait l’escalier, quelques mètres plus loin à peine :

« Ah, Von Nabis ! Content que vous ayez pu faire le déplacement !
- C’est tout naturel, M. Grimard. Ne me remerciez pas. »

L’autre – comme elle se plaisait maintenant à l’appeler lorsque son souvenir remontait à la surface, vif et douloureux comme une vieille blessure de guerre – avait répondu à la bienveillance de Jnst avec une froideur polie. Les voix disparurent bientôt, tandis que le maître de maison attiré son invité dans ce qu’elle présuma être son bureau. D’un mot, elle intima à Fleur que la leçon était terminée pour l’instant et qu’elle se poursuivrait à un moment ultérieur. Elle descendit l’escalier avec hâte et faillit se cogner à Cyril, qui remontait s’assurer que tout était en ordre à l’étage. Faisant fi de ses protestations, elle se dirigea d’un pas résolu vers la porte du bureau de Jnst et l’ouvrit d’un geste vif. La conversation s’interrompit aussitôt.

Lui.

« Vous », dit-elle simplement. Il leva les bras en geste d’impuissance.
« Moi.
- Vous avez un sacré culot, quand même ». Cette fois, ce fut Jnst qui répondit :
- Ah, Ysengrain ! Tu tombes bien, je m’apprêtais justement à t’appeler. Tu connais Von Nabis, je présume ?
- Nous avons déjà lié connaissance », répondit-elle froidement.
- Bon. Von Nabis, je vous… re-présente Ysengrain. Elle était fiancée à Narcisse avant le… avant sa… enfin.
- Avant sa mort, vous voulez dire ? Oui, je sais.
- Ils devaient se marier dans trois mois. Trois mois ! » Jnst soupira. « Pour être franc, je m’entendais presque mieux avec ma bru qu’avec mon propre fils. Nos relations étaient plutôt tendues, vous comprenez ? N’empêche, quelqu’un l’a tué, et j’aimerais-
- Que j’éclaircisse cette affaire ?
- Voilà. Vous serez grassement payé, bien entendu, et aurez carte blanche – du moins dans les limites de mon autorité – pour enquêter comme vous l’entendez.
- Très bien-
- Mais avant toute chose, je dois vérifier que vous êtes bien à même de jeter la lumière sur cet abominable crime. Suivez-moi ».

* * *

Ils remontèrent à l’étage, l’autre évitant soigneusement de croiser son regard. Enfoiré, va. Elle avait connu le détective depuis qu’ils étaient enfants. Toute jeune, déjà, elle avait senti qu’il était un peu différent des autres. « Froid, distant, dissipé », avaient conclu ses professeurs. Mystérieux, têtu, passionné, avait-elle corrigé. Très vite, ils étaient devenu inséparables. Chaque jour qui passait les voyait se rapprocher de plus en plus… jusqu’à ce qu’un jour, il quitte le village en toute hâte, sans prévenir personne. Sans me prévenir, moi. Depuis, pas un mot, pas une parole. Il n’avait jamais répondu à ses lettres, ses billets inquiets. Froid et distant, hein ? Pas si loin de la vérité, finalement.

Elle haussa les épaules. Elle était passée à autre chose depuis, avait connu Narcisse, lié connaissance avec Fleur.

* * *

Jnst se tenait maintenant devant la porte de sa chambre. Il sortit de sa poche un trousseau de clefs, dont il en extirpa une, couleur de bronze. « Il n’y en a qu’une seule dans le genre », dit-il d’un air sévère. « J’ai entre les mains la seule chose capable d’ouvrir cette porte ». Il enfonça alors la clef dans la serrure et tourna.

« Vous savez, M. Grimard », répondit le détective, « on peut faire des miracles avec une épingle à cheveux…
- Pas avec cette porte-ci. La serrure est très complexe – non, vraiment, on ne peut l’ouvrir qu’avec cette clef. »

La porte s’ouvrit enfin. C’était la première fois qu’Ysengrain entrait dans la chambre de son ex-futur beau père ; elle y découvrit une pièce meublée avec bon goût. Une fenêtre donnait sur le jardin, en contrebas. « Je la garde toujours fermée – et verrouillée – lorsque je quitte la pièce. Bien entendu, elle ne s’ouvre et se verrouille que de l’intérieur. »

D’un geste, il désigna une petite commode située à l’angle opposé, qu’il ouvrit prestement. Quelques papiers divers y étaient étalés, sans ordre apparent, ainsi qu’une liasse de billets. « 5000 $ », dit-il simplement, « plus quelques papiers confidentiels ». L’autre leva un sourcil interrogateur.

« Un vaste butin, M. Grimard, mais j’ai bien peur de ne pas déceler la teneur de votre problème ».

Jnst referma le tiroir d’un geste sec, réfléchit quelques instants, puis commença :

« Il y a, oh… un peu moins d’un mois, tout ce que vous avez vu dans ce tiroir – tout – a disparu.
- Oh oh !
- Le 10 août au matin, comme à mon habitude, je m’assure que le contenu du tiroir est en ordre. J’y avais récemment entreposé un certain montant en argent, vous comprenez, et je faisais donc doublement attention à ce que tout soit en ordre. De plus (il désigna le dessus de la commode), j’avais acheté la veille une bague de diamant inestimable – cent mille dollars au moins – bague que j’avais laissé là, sur la commode.
- D’accord.
- Le 10 au matin, donc, à mon réveil, je remarque que tout est en ordre. Je vérifie que la fenêtre est bien verrouillée. Puis, je quitte la pièce en verrouillant soigneusement la porte. Comme je le répète, seule la clef que voici peut l’ouvrir.
- Clef que vous gardez en permanence sur vous, je présume ?
- Je la garde sur moi pendant la journée, oui. Ce jour-là, j’avais affaire à Rimouski, un peu plus loin (NDLR: Rimouski est une ville située à quelques heures de route de Cap-Chat) : je m’étais donc absenté du manoir pour la majeure partie de la journée – emportant bien sûr la clef avec moi.
- Ah ah !
- À mon retour, je remonte à l’étage, insère la clef dans la serrure et m’enterre dans mon bureau pour répondre à mon courrier.
- Attendez, vous laissez la clef dans la serrure ?
- Pour la femme de ménage, vous comprenez. Pour qu’elle puisse nettoyer un peu les lieux. Bien sûr, si elle vole quelque chose, pensais-je alors, je m’en apercevrai aussitôt et saurai que c’est elle. Bref, je m’enterre dans mon bureau, donc, et n’en sors qu’une heure plus tard. Je remonte vers ma chambre, ouvre la porte – la fenêtre est toujours verrouillée – vérifie le contenu du tiroir… et vlan ! Complètement vide !
- Hum.
- Cela n’est pas le plus étrange, pourtant. Vous vous souvenez de la bague de diamant ? Celle qui vaut cent mille dollars ? Toujours là. Qui vole 5,000$ en grosses coupures et laisse intacte une bague vingt fois plus précieuse et vingt fois plus facile à dissimuler ?
- Mais pourtant… vos papiers et votre argent sont toujours là ?
- Voilà justement ce qui m’intrigue le plus ! Une semaine plus tard, à peine, le tout est revenu à sa place. Il ne manque guère que 500$ et, euh… (il adressa un regard furtif à Ysengrain, puis s’éclaircit la gorge) mon journal intime.
- Votre journal ?
- Oui.
- Pouvait-il avoir une quelconque valeur monétaire ?
- Je… je suppose, oui. On ne devient pas PDG d’une des plus importantes compagnies énergétiques au pays sans se faire quelques ennemis. Il se peut que, euh… j’y aie noté quelques informations confidentielles sur quelques actes passés qui auraient pu… me porter préjudice dans certaines circonstances. Vous comprenez ?
- J’ai tout compris. Pas besoin d’être plus explicite ».

En d’autres circonstances, Ysengrain aurait pu se demander si elle aurait dû comprendre quelque chose, elle aussi, mais elle se contenta de hausser les épaules.

« Bref, il manquait 500$ et votre journal intime ?
- Voilà.
- Bon. Des suspects ?
- Bah… écoutez, je n’en vois que deux. Cyril, mon majordome – qui vous a accueilli tout à l’heure. Lysine, ma femme de chambre.
- Expliquez.
- Bon. Cyril ne travaille qu’en cours de journée. De 9h à 16h, il s’assure que tout est en ordre à l’intérieur. Je m’absente souvent, voyez-vous, et j’ai besoin que quelqu’un veille sur Fleur en mon absence – elle est aveugle, vous comprenez, je ne peux pas la laisser seule. Enfin, je crois que Cyril m’est fidèle, mais toute la journée tout seul à l’intérieur… c’est là une occasion en or de rafler la mise… sauf pour un truc.
- La clef.
- Voilà. Cyril a beau avoir le seul accès des lieux pendant la journée, il ne peut néanmoins pas entrer dans ma chambre, et donc avoir accès au tiroir. Porte verrouillée, fenêtre fermée… aucun moyen d’y entrer sans la clef. Clef qui ne me quitte pas avant mon retour. Le jour du vol, Cyril avait déjà quitté les lieux à mon arrivée.
- Très bien. Et Lysine ?
- Lysine, c’est différent. Elle aurait très bien pu voler le butin, certes – j’étais seul à mon bureau pendant une heure, et la clef était dans la serrure.
- Seulement… ?
- Seulement, dès que j’ai vu que l’on m’avait volé, j’ai immédiatement condamné l’accès du manoir.
- Elle était encore sur les lieux ?
- Oui. Elle ne les avait pas quittés depuis son arrivée, je puis vous l’assurer. Première chose que je fais, je la fouille. Aucune trace des documents et de l’argent. Je la confine dans une petite salle de bains sans fenêtre. Je puis vous assurer que j’ai fouillé partout – partout, dans les recoins les plus insoupçonnés – sans jamais rien trouver. J’ai même fouillé sous les fenêtres, pensant qu’elle avait pu jeter le tout à l’extérieur, attendant de le récupérer au moment opportun. Rien. Le butin s’était volatilisé.
- Et vous avez vraiment fouillé dans chaque pièce ?
- Dans chaque pièce.
- Dans la petite salle de bains où vous aviez confiné Lysine?
- Oui.
- Dans la chambre de votre fille ?
- Oui.
- Dans votre bureau ?
- Oui – et pourtant, j’y étais pendant le seul moment où Lysine aurait pu commettre son forfait. J’ai soulevé chaque latte du plancher, inspecté chaque millimètre. Rien. Tout avait disparu. J'ai même appelé Narcisse pour qu'il vienne me jeter un coup de main - il habite juste à côté. Même à deux, nous n'avons rien pu trouver. J'ai même refouillé Lysine une deuxième fois avant qu'elle quitte la manoir - sans résultat ».

Le détective réfléchit un instant, perdu dans ses pensées.

« Donc si je comprends bien, vous hésitez entre votre femme de ménage – qui avait l’occasion de dérober votre magot, mais pas les moyens de le cacher ou de quitter les lieux avec – et votre majordome – qui avait tout loisir de dissimuler le butin, si seulement il avait pu y accéder, ce qui lui est a priori impossible.
- Voilà. »

Ysengrain sourit et se demanda si ‘Von Nabis’, comme il se faisait maintenant appeler, avait compris. Il ne la déçut pas.

« C’est bon, j’ai votre coupable.
- Déjà !? Mais alors, dites-moi, lequel de ces deux larrons dois-je renvoyer ? »


Dernière édition par Solaris le 01 Mai 2013, 09:19; édité 1 fois
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MessagePosté le: 21 Avr 2013, 06:02    Sujet du message: Répondre en citant

Von Nabis
Cap-Chat. 3 septembre 1969. 15h17.
Intermède I.


L’homme mit la clef sur le contact et tourna ; aussitôt, la voiture se mit en marche dans un ronronnement paresseux.

« Et où allez-vous donc comme ça ? »

Von Nabis sursauta. Tournant la tête vers la droite, il eut la surprise de voir Ysengrain, appuyée contre la porte opposée du bolide. M’apprendra à conduire une décapotable.

« Narcisse a été tué, Ys- mademoiselle. J’attendais la permission de M. Jnst pour démarrer l’enquête ; je l’ai eue.
- Ha ! Depuis quand un détective a-t-il besoin d’une permission pour commencer ses investigations ?
- Un détective souhaitant être payé a tendance à attendre le feu vert de son employeur, mademoiselle.
- Un détective souhaitant faire la vérité sur une affaire qui le hante depuis 17 ans n’attend le feu vert de personne, monsieur ».

À ces mots, elle sauta prestement à ses côtés, sur le siège du passager. Von Nabis fronça les sourcils et coupa le contact.

« Que faites-vous ?
- Ne voyez-vous pas ? Je vous accompagne.
- Vous m’accompagnez ?
- En général, les gens qui prennent place dans une voiture ont tendance à accompagner le conducteur. Je vous ai déjà connu plus observateur, monsieur. Il y a, ô... une heure ou deux, vous avez même été astucieux.
- Je… très bien.
- Quoi qu’il ait eu à voir avec le vol du journal de M. Jnst, Narcisse restait quand même mon fiancé. Sans doute n'en avez vous pas cure - vous n'avez jamais été très doué avec les sentiments - mais je l'aimais. On l’a assassiné ; je veux savoir par qui, je veux savoir pourquoi. »

Elle marqua un temps, puis reprit :

« Et puis bon, on raconte au village que son cadavre aurait été lacéré de toutes parts – on aurait presque dit des griffes, des crocs. Ça ne vous rappelle pas quelque chose, ça ?
- …bien sûr que ça me rappelle quelque chose, mais…
- Vous avez peut-être abandonné la partie, en ’52. Vous avez peut-être décidé que cette série de meurtres ne valait pas le coup d’être élucidée. Le « Loup-garou », trop fort pour M. Janabis ! Le petit détective amateur file de son village, la queue entre les jambes, pour se faire un nom à Montréal, loin de tous ces porcs sadiques qui déchiquètent de pauvres gens sans défense ! Eh bien, pas moi ! »

Elle expira bruyamment ; son indignation était palpable.

« Dix-sept ans que ce salaud ne s’est pas remué. Dix-sept ans qu’il n’a pas fait la moindre victime. Évaporé dans la nature ! Et puis, quand on le croit disparu, enterré, rayé de la carte, il reparaît et assassine mon fiancé. Eh bien cette fois-ci, je le jure, je ne le laisserai pas s’échapper ! Alors, soit vous bougez cette voiture et on termine ensemble ce que vous n’avez pas été fichu de faire jadis, soit vous restez là comme un crétin et je me débrouille toute seule. Vous inquiétez pas, j’ai l’habitude ! »

Von Nabis marqua un temps, sourit et redémarra le moteur.

« Ah si, dernière chose.
- Oui ? », fit-il en se retournant vers la passagère. Elle lui asséna une gifle monumentale qui manqua de projeter sa tête contre le pare-brise.

« Ça, c’est pour avoir foutu le camp quand j’avais besoin de toi. » Il eut à peine le temps de voir la main se dresser une deuxième fois. Bientôt, ses deux joues avaient pris une teinte violacée.

« Et ça, c’est pour n’avoir jamais daigné répondre à mes appels à l’aide ». Il soupira.
- Je… je présume que je l’ai mérité.
- Ha ! Tu présumes ? Allez, démarre. Tu as encore une chance de te racheter.
- Oui, chef », fit-il, appuyant sur la pédale.

Il lui fallut deux bonnes minutes pour réaliser qu’elle l’avait tutoyé.


Dernière édition par Solaris le 01 Mai 2013, 09:20; édité 2 fois
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MessagePosté le: 23 Avr 2013, 18:05    Sujet du message: Répondre en citant

Von Nabis
Cimetière de Cap-Chat. 3 septembre 1969. 16h02.
Deuxième énigme.


« Sauf vot’ respect, m’sieur dame, on n’y comprend rien. Même le chef – eh, vous mam’zelle, vous connaissez le chef ? Oui ? Eh ben même le chef comprend pas. Oh, il l’admettra pas, hein ! Il va prendre un air entendu, plisser les yeux au loin comme ça et faire celui qui sait tout, mais en fait, il comprend pas. »

On ne comprendra pas plus, si vous vous obstinez à nous bloquer l’accès. Cela faisait maintenant près d’un quart d’heure qu’Ysengrain et lui étaient coincés là, entre deux tombes, à quelques mètres seulement du mausolée de la famille Grimard, incapables d’y jeter même le plus rapide coup d’œil. « Enquête en cours », leur avait-on dit. « Vous gêneriez notre travail et pourriez même endommager quelques indices ». Von Nabis avait répliqué qu’en matière d’indices, il s’y connaissait plutôt bien, mais rien n’y fit. Résultat : ils étaient coincés là. Tout juste avaient-ils réussi à nouer conversation avec un jeune agent de police – l’homme était visiblement néophyte et sans aucune autorité sur l’enquête, mais peut-être pourrait-il au moins les renseigner quelque peu.

« Pourriez-vous au moins nous expliquer ce qui s’est passé, monsieur… ?
- Dryss. Agent Dryss. Et euh… je ne sais pas si je peux. J’aimerais bien vous aider, m’sieur, mais le chef aime pas trop qu’on parle aux civils. ‘Ça pourrait être des journalistes’, qu’il dirait. Le chef a horreur des journalistes. »

Von Nabis allait insister quand sa partenaire le coupa :

« Nous comprenons fort bien, monsieur l’agent. La police doit faire son travail comme elle l’entend. Si n’importe quel importun pouvait déranger l’enquête à tout moment… »

Si la police était compétente, elle ne s’adresserait pas aussi régulièrement à des ‘importuns’ comme moi, avait-il envie de répondre, mais il la laissa faire. Ysengrain était plus douée que lui avec les gens : peut-être arriverait-elle à lui tirer les vers du nez.

« … c’est juste que… Narcisse était mon fiancé », poursuivit-elle à une détresse et une impuissance parfaitement jouée, « Je- j’ai horreur de penser à ce qui a pu lui arriver.
- Oh, vous avez toutes mes sympathies, mam’zelle ! Je-
- Si seulement je pouvais en savoir un peu plus sur ses derniers instants, je crois que… Je crois que ça m’apporterait un peu de réconfort. Personne ne m’a rien dit, voyez-vous. »

L’autre ouvrait et fermait la bouche comme un poisson hors de l’eau. Ysengrain l’acheva, prenant son air le plus attendrissant :

« S’il-vous-plaît.
- …… bon, très bien. J’ai peut-être une idée. Mais le répétez pas au chef, OK ?
- Promis.
- Alors c’est entendu. Je peux peut-être pas vous expliquer ce qui s’est passé. Mais je peux vous présenter au couple qui a découvert le corps. »

Joignant le geste à la parole, il désigna du doigt une jolie petite maison située à quelques mètres peut-être du mausolée.

* * *

« Vous prendrez bien un petit quelque chose, quand même ? »

Von Nabis jeta un regard en coin à Ysengrain et sourit.

« Non merci, madame Chamaloow, mais nous ne resterons pas longtemps. Juste le temps de vous poser quelques questions.
- Pfah ! Et moi qui croyais que tu venais renouer connaissance.
- Euh…
- Bah quoi, tu croyais qu’on t’avait oublié ? Le jeune blanc-bec dehors… comment il s’appelle, déjà… Hé, Maurice !
- Quoi, chérie ?
- Il s’appelle comment, le jeune blanc-bec dehors ? Tu sais, celui qui vient tout juste de sortir de l’école de police ?
- Dryss, ma chérie.
- C’est ça, Dryss ! Eh bien, Dryss est trop jeune pour se souvenir de toi, c’est vrai. Mais si tu crois que moi, je t’ai oubliée, même avec dix-sept ans de trop ! » Elle sourit. « J’ai peut-être soixante piges, mais j’ai encore toute ma tête, hein ! Hein, Maurice, que j’ai toute ma tête ?
- Oui, chérie », répondit-il d’un air las.
- Tu vois ? »

Elle leur servit chacun une tasse de thé.

« Non, non, je ne veux pas entendre d’objections ! Vous avez tous deux l’air de sortir d’une tombe ; une petite tasse de thé vous ferait le plus grand bien ! Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

Von Nabis accepta le breuvage de guerre lasse. Chamaloow avait été son institutrice, quand il était encore assez jeune pour aller à l’école. Il se souvenait encore distinctement de son caractère entier, têtu. Leurs relations avaient été assez fraîches au départ, mais ils avaient très vite appris à s’apprécier – de tous ses professeurs, Chamaloow était sans doute celle dont Von Nabis gardait le meilleur souvenir… même si lorsqu’elle se faisait une idée sur quelqu’un, il était impossible de lui faire changer d’avis.

« Eh bien… déjà, je me demandais un peu ce que vous faisiez ici, dans un cimetière.
- Ah ! M’en parlez pas ! Vivre parmi les morts, on n’a pas idée ! C’est Maurice qui a eu l’idée – quand il me l’a proposée, j’ai dit qu’il faudrait qu’on me paye pour habiter dans un cimetière. Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? ‘Mais justement, chérie, on serait payé pour le faire !’ Apparemment, le village avait besoin de quelqu’un pour jeter un coup d’œil sur les tombes, histoire de décourager d’éventuels voyous de saccager les lieux. Un peu inutile, si vous voulez mon avis, mais bon, on avait du mal à faire nos fins de mois – j’approchais de la retraite et mon mari n’a jamais gagné beaucoup, alors… Alors on a accepté, et nous voici. »

Elle marqua une pause, prit une gorgée et reprit, les yeux rivés sur Ysengrain.

« Vous êtes là pour Narcisse, je présume ? »

* * *

« Pouvez-vous nous expliquer en détail ce qui s’est passé ce soir-là ? Du début.
- Bon. Eh bien… le 29 août vers dix heures environ, Maurice et moi discutions sur la terrasse arrière. On venait tout juste de terminer le repas. D’où on est assis, on peut voir assez facilement le mausolée des Grimard, à cinquante mètres – même dans le noir. On commençait tout juste à desservir quand on voit Narcisse au loin dans les allées, un petit bouquet d’iris à la main.
- D’iris ?
- Enfin, je crois que c'était des iris. Il était un peu trop loin et il faisait un peu trop noir pour qu'on puisse distinguer avec certitude, mais il traînait toujours des iris avec lui quand il venait la visiter. C'était les préférées de sa mère ». Comme le détective continuait à froncer les sourcils, elle expliqua :

« Narcisse passait tous les vendredis pour fleurir la tombe de sa mère – elle est morte il y a quinze ans. Il y était très attaché, de ce que j’ai cru comprendre.
- Il fleurissait sa tombe à dix heures du soir ? », s’étonna Von Nabis.

Chamaloow haussa les épaules :

« Il la fleurissait quand il pouvait. Normalement, il passait le matin, à l’aube, avant notre réveil, mais je l'ai déjà vu passer en soirée une ou deux fois.
- D’accord, donc il déambulait dans les allées ?
- Je n’aurais peut-être pas dit ça. Boitait, plutôt.
- Boitait ? »

Cette fois, ce fut Ysengrain qui expliqua :

« Narcisse a eu un grave accident de voiture il y a, oh… sept ans, peut-être. On a été obligé de lui raccourcir la jambe. Et depuis il boite. Boitait. Il essayait toujours de faire comme si de rien n’était, de garder le dos droit, de marcher à peu près normalement malgré son handicap, mais… bon. Ça se voyait. »

Chamaloow la regarda d’un air triste, avant de poursuivre :

« C’est ça. Donc, on le voit boiter au loin jusqu’au mausolée. Au moment d’ouvrir, il nous salue de la main. Ça m’a surprise – normalement, il nous ignore. Il fait toujours comme si on était pas là. Je présume qu’il devait se sentir mal de déranger, et puis bon, à dix heures, on ne peut pas vraiment faire comme si l’autre n’existait pas. Désolé, Ysengrain, je ne l’ai jamais beaucoup aimé, je l’avoue.
- Oh, je ne suis pas vexée. Il était gentil avec ses proches, mais ceux qu’il connaissait mal… Je lui ai déjà dit mille fois qu’il devait faire preuve de plus de considération avec les gens.
- Peut-être vous a-t-il écouté cette nuit-là. Bon, en même temps, on peut pas faire de miracle : on a essayé de lier conversation, mais il nous a ignoré, se contentant de nous saluer de la main avant de sortir sa clef.
- Une clef ?
- Le mausolée des Grimard est un bâtiment privé dont Narcisse est le seul administrateur. Le seul. Il en détient la seule clef. Même son père doit lui demander la permission pour y entrer, vous imaginez ? Son père !
- Hmm.
- Donc voilà, il sort sa clef, s’affaire un peu contre la serrure et disparaît à l’intérieur. Vu qu’il est là, Maurice et moi, on se dit qu’on ferait mieux de garder un œil sur lui. On est payé pour veiller sur le cimetière, après tout ! Donc on reste assis, à guetter le mausolée. Le temps passe. Une demi-heure s’écoule. Il ne ressort pas. Au début, on dit rien ; on se dit qu’il présente ses respects, ou je ne sais trop quoi. Et puis, au bout d’un moment, on commence à s’inquiéter. Y a peut-être quelque chose qui tourne pas rond ! Il s’est peut-être cogné la tête contre quelque chose et a besoin d’aide.
- Et qu’avez-vous fait ?
- Bah, j’ai demandé à Maurice de m’accompagner au mausolée. S’en échappe une odeur nauséabonde – de la chair en putréfaction. À partir de là, je commence vraiment à m’inquiéter. Je tente d’ouvrir la porte : rien à faire, il a verrouillé de l’intérieur. Et puis j’entends Maurice crier. Je contourne le bâtiment – il y a une petite fenêtre carrée à travers laquelle on peut regarder – et j’étouffe un cri. À l’intérieur, Narcisse était pendu à une poutre.
- … un suicide ? », demande Von Nabis, jetant un coup d’œil rapide à Ysengrain pour voir s’il pouvait demander des détails sans la gêner. Elle lui fit comprendre d’un signe de la main que ça irait.
- C’est aussi ce que j’ai pensé au départ. Mais son… son corps était presque déchiqueté. Il avait des blessures horribles partout – je crois qu’il lui manquait un bout de bras, voire même une jambe entière. Sans parler de vilaines entailles dans le dos – on aurait dit des griffes. Non, il n’aurait pas pu se faire ça tout seul, même s’il avait voulu.
- D’accord. Et que s’est-il passé ensuite ?
- Bah, Maurice et moi, on s’est dit que l’assassin pouvait encore être dans le coin, alors on a couru très vite chez nous et on a appelé la police. Ils sont arrivés un quart d’heure plus tard, et puis voilà. »

Von Nabis fronça les sourcils. Il avait envie de sortir son briquet, d’entendre son cliquetis, mais il l’avait laissé à l’hôtel pour la journée. Il brisa le silence par une question qui le taraudait :

« Comment la police est-elle entrée ?
- Elle a dû briser la vitre de la fenêtre, je crois. La fenêtre ne s’ouvrait pas, voyez-vous – ce n’était qu’une vitre unie. La porte était soigneusement verrouillée et seul Narcisse détenait la clef. Il n’y a aucun autre passage à l’intérieur.
- Pas de passage secret ? » Elle rit.
- Vous vous croyez dans un sombre château, Janabis ? Non, ce n’était qu’un petit mausolée. Pas de porte dérobée, pas de passage secret, pas d’ouverture dans le plafond. Que la porte d’entrée – verrouillée – et la fenêtre – impossible à ouvrir et bien sûr intacte quand la police est arrivée. »

Von Nabis réfléchit encore un peu.

« Hmmm… l’explication la plus probable serait que Narcisse ait oublié de verrouiller la porte la semaine précédente. Le meurtrier aurait donc déjà été à l’intérieur à l’arrivée de Narcisse, et-
- Impossible. L’inspecteur affecté à l’enquête – le patron du jeune blanc-bec qui vous a amené ici – a imaginé le même truc. Eh bien, je vous répondrai la même chose qu’à lui : toutes les semaines, je fais une petite visite du cimetière pour vérifier que tout est en ordre. Oh, bien sûr, je ne peux pas entrer dans le mausolée, mais je vérifie néanmoins que la porte est bien verrouillée. Elle l’était.
- Et vous procédez à cette vérification… ?
- Le jeudi. La veille de la mort de Narcisse, donc. Et oui, je n’ai pas chômé cette journée-là. Ce jeudi, j’ai bien vérifié que le mausolée était verrouillé. Il l’était. Et comme je vous l’indique, Narcisse en détient la seule clef – clef qu’il avait sur lui le lendemain soir. Trouvez autre chose. »

Ysengrain proposa une autre explication : « Se peut-il que Narcisse n’ait pas verrouillé derrière lui ? Le vendredi soir, je veux dire, une fois à l’intérieur du mausolée. Le meurtrier entre après lui, le tue et- »

Cette fois, ce fut Von Nabis qui l’interrompit :

« Impossible aussi. Chamaloow et Maurice ont tous deux surveillé le mausolée sans interruption après l’arrivée de Narcisse.
- C’est exact. Mademoiselle, nous pouvons tous deux vous assurer que personne n’y est entré après Narcisse – et que personne n’en est sorti.
- Mais alors… comment ? »

C’était à n’y rien comprendre.

* * *

« Et puis ?
- Et puis, M. Dryss, je dois reconnaître que l’assassin nous a posé une colle. Ou devrais-je dire ‘le Loup-Garou’ ? »

Dryss regarda ses pieds avec gêne.

« Voyez, c’est exactement pour ça que le chef ne voulait pas qu’on laisse passer les curieux. Le fils du richissime industriel de la région, assassiné un jour de pleine lune dans des circonstances impossibles…
- … le corps déchiqueté, comme cette série de victimes, il y a dix-sept ans.
- Le chef m’a raconté. J’ai quatre ans, cette année-là, donc je ne pouvais pas m’en souvenir, mais le chef était sur l’enquête, cette année-là. Ils ne l’ont jamais arrêté, il paraît.
- Non », dit-il simplement, évitant soigneusement de croiser le visage d’Ysengrain.

Je lui avais promis que je l’arrêterais. Elle m’avait demandé mon aide, m’avait dit qu’elle avait besoin de moi pour arrêter ‘le salaud’ qui avait tué sa sœur, et moi, j’ai… Je n’ai pas pu. Il secoua la tête. Les regrets ne servaient à rien. Il reprit la parole, désignant le mausolée du menton.

« Je présume qu’on ne peut pas entrer là-dedans, n’est-ce pas ?
- Non. Enquête en cours, désolé.
- Pas de problème. Supposons cependant que vous m’en donniez la permission…
- Vous ne l’aurez pas.
- Je sais, mais supposons. Qu’y trouverais-je ?
- Euh… je peux répondre à ça, je suppose. Pas grand-chose, pour être honnête. On a enlevé le cadavre. Je—votre fiancé, je veux dire, mam’zelle. »

Ysengrain lui assura qu’elle n’était pas offensée et lui intima de continuer :

« Autrement, euh… bah, vous y trouveriez la tombe de Dahlia Grimard. Ah si, et un petit bouquet d’iris fanés.
- Rien d’autre ?
- Rien d’autre.
- Bon, vous pourrez dire à votre ‘chef’ que j’ai résolu l’enquête.
- QUOI ?
- Je n’ai pas votre coupable », interrompit-il, « mais je crois avoir compris la manière dont le criminel a accompli son geste. Quelques détails ne collent pas dans toute cette histoire. » Il réfléchit un peu, puis ajouta, affichant malgré lui un sourire admiratif : « Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas froid aux yeux ».

Et il expliqua sa solution. Dryss écarquilla les yeux.

« Et… et vous êtes qui, exactement ?
- Von Nabis, détective privé.
- Attendez, vous êtes le Von Nabis ? Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?
- Je n’en voyais pas la nécessité.
- En tout cas, on peut dire que vous faites honneur à votre réputation ! Venez, je crois que le chef aura envie d’entendre ça ».

* * *


Et vous ? Avez-vous compris comment le Loup-garou a commis son forfait ?


Dernière édition par Solaris le 01 Mai 2013, 09:18; édité 1 fois
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MessagePosté le: 01 Mai 2013, 09:44    Sujet du message: Répondre en citant

Von Nabis
Cap-Chat. 3 septembre 1969. 18h03.
Intermède II - Bixive


Von Nabis regagna sa voiture, le visage figé dans un profond sentiment d’agacement. Ysengrain suivait à ses côtés, sautillant entre les tombes, un sourire espiègle aux lèvres. Von Nabis finit par en avoir marre :

« Si tu veux me narguer, ne te gêne pas, hein !
- Oh, loin de moi cette idée ! Jamais je n’oserais émettre un doute sur un grand détective de ta trempe. » Un silence. « Tu crois que ta théorie l’a impressionné ?
- La ferme. »

Ysengrain éclata de rire.

Quel connard, ce type. Dire que son premier entretien avec Bixive – commissaire de police du village et accessoirement en charge de l’enquête sur le Loup-garou – s’était mal passé aurait été un euphémisme. Dès l’abord, le commissaire avait fixé l’élégante veste de tweed de Von Nabis avec la méfiance que vouent les flics de campagne aux flics citadins. Qui c’est, çui-là ?, avait-il éructé, ses petits yeux porcins plissés dans une moue peu flatteuse. La bonne volonté et l’enthousiasme n’avaient pu tempérer sa méfiance ; de fait, sa théorie sur la mort de Narcisse fut accueillie avec un scepticisme déroutant.

* * *


« Et où êtes-vous allé chercher une théorie pareille ?
- Mais… des faits.
- Des faits ?
- Une petite dose d’observation et de sagacité étaient peut-être nécessaires, certes, mais… oui, des faits. Avec tout mon respect, monsieur le commissaire, la vérité sautait aux yeux – si tant est qu’on les tienne bien ouverts.
- Si j’étais vous, je ferais attention avec les insultes. »

Un silence.

« Vous voulez que je vous dise ? Je me souviens de vous, Nabis. Je me souviens très bien de vous.
- Vous me faites honneur, mons-
- Ha ! L’autre pense que je le complimente. Oh, vous n’êtes pas si con que ça, je veux bien vous l’accorder, mais… Vous êtes pas normal, Nabis. Vous n’avez jamais été normal. On découvre le cadavre défiguré d’un de vos anciens amis, et vous, votre premier réflexe, c’est de résoudre une colle posée par le tueur.
- Jugez tant que vous voulez, il reste que ma théorie-
- Votre théorie est ridicule. Y a qu’un fêlé comme vous qui imaginerait un plan aussi débile. Non, la vraie explication – croyez-en mon expérience – est que ce vieux couple a tout bonnement zigouillé la victime pour je ne sais quelle sordide raison. Toute cette histoire de mausolée verrouillée, ce sont des foutaises !
- C’est vous qui dites n’importe quoi. Pourquoi Chamaloow irait-elle inventer une histoire aussi invraisemblable pour se couvrir ? Pourquoi ne pas prétendre avoir vu une forme sombre se diriger vers le mausolée après l’arrivée de Narcisse ?
- Parce qu’un fou furieux qui charcute un fils de bonne famille et qui s’amuse à nous faire croire à un crime impossible, c’est plus plausible, peut-être ? Allez, sortez d’ici, avant que je ne me mette à me poser des questions sur vous. Y a qu’un fêlé pour imaginer un truc aussi poussé que ce que vous venez de me sortir, et des fêlés, j’en connais pas beaucoup sauf pour celui à qui je parle. Un peu plus, et je croirais presque que vous avez tout manigancé pour faire étalage de votre sagacité. Allez, dehors ! »
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MessagePosté le: 01 Mai 2013, 09:44    Sujet du message: Répondre en citant

Von Nabis
Église de Cap-Chat. 19 septembre 1969. 8h51.
Troisième énigme.


Les funérailles de Narcisse eurent lieu quelques semaines plus tard, par une fraîche journée qui annonçait les couleurs de l’automne à venir. Par goût du défi, volonté de passer à autre chose ou simple mépris pour le Loup-garou, Jnst avait exigé que la cérémonie soit fixée un jour de pleine lune. « Si ce psychopathe s’imagine que je vais le laisser assassiner mon fils sans opposer de résistance », avait-il répondu à ceux qui avaient jugé le geste de mauvais goût, « s’il croit que je vais passer le restant de mes jours terré chez moi, m'apitoyant sur mon sort et le laissant continuer ses jeux de massacre, il me connaît très mal ! » En l'occurrence, la cérémonie devait avoir lieu un peu plus tard aujourd'hui, après la messe du dimanche. Jnst avait au moins consenti - cadavre défiguré oblige - à ce que la cérémonie se déroule à cercueil fermé.

Von Nabis frissonna dans l'air du matin et jeta un regard attentif sur l'église du village. C'était un bâtiment assez cossu, élégant dans la forme et sans ostentation. Du beau boulot. Examinant le tout de plus près, le détective crut remarquer que certaines pierres, près des fondations semblaient plus vieilles que le clocher surplombant le bâtiment. L'édifice avait été régulièrement rénové sous l'égide d'Osuniev, curé du village depuis bientôt cinquante ans. Le prêtre avait maintenant soixante-dix ans bien sonnés ; ses sermons n'étaient plus donnés que d'une voix monocorde, le dos voûté sur son pupitre, sa chevelure ayant depuis longtemps perdu le blond de sa jeunesse et les rides ayant achevé de creuser son visage.

Von Nabis s'était toujours demandé d'où était venu l'argent nécessaire à la rénovation et, bien que la chose n'ait jamais été explicitée, soupçonnait Jnst d'avoir mis la main à la pâte pour redorer un peu le blason du village où il passait ses étés. On pourrait féliciter Osuniev d'avoir su convaincre ce vieux radin de se départir de quelques centaines de milliers de dollars, je présume. Il haussa les épaules.

Si ses souvenirs étaient justes, il suffisait de pousser la porte d'entrée de l'Église pour pénétrer dans la nef, qui formait le corps principal du bâtiment et pouvait abriter quelques centaines de personnes environ. Outre l'entrée, deux portes supplémentaires avaient été construites à l'intérieur : la première, située dans une alcôve sombre longeant la nef sur sa droite, donnait sur un petit cloître cerné de quatre murs. La seconde, sise bien en vue derrière l'autel, donnait sur un petit escalier, lequel donnait à son tour sur une chambre modeste surplombant la falaise et le fleuve, bien loin en contrebas. Autrement, un couloir avait été aménagé près de l'entrée de l'église, menant tout droit au salon funéraire du village, qui avait été depuis quelques années ajouté à l'église en guise d'annexe. La fusion des deux bâtiments n'était peut-être pas tout à fait conforme au canon biblique, mais elle pouvait se révéler très pratique lors de journées comme celle-ci, car elle permettait de précéder toutes funérailles d'une messe en mémoire au défunt. C'est dans ce salon funéraire que le cercueil de Narcisse avait été entreposé, le temps du moins de célébrer la messe hebdomadaire.

- Joli bâtiment, n'est-ce pas ?

Le détective pivota en direction de la voix. À ses côtés, appuyé nonchalamment sur une canne, se tenait un homme d'âge mûr, un fin sourire sur les lèvres, qui lui tendait une main gantée. En la serrant, Von Nabis ne put s'empêcher de remarquer qu'il y manquait un doigt.

Un plan de l'église figure ici, pour faciliter la compréhension.
Légende : La dépouille de Narcisse a été entreposée en "A". En "B" figurent quelques pièces vides. En "C", on retrouve des toilettes. En "D", l'escalier menant à la chambre d'Osuniev (laquelle jouxte plus ou moins l'escalier). Le fleuve est en bleu.


- Je me suis toujours passionné pour l'architecture - les églises, les vieux châteaux, tout ça - et ai cru déceler en vous un certain intérêt pour le sujet. Ais-je tort ?
- J'ai bien peur que oui », dit Von Nabis en riant. « Je ne faisais qu'observer les lieux avant que ne commence la messe. » 'Les églises, les vieux châteaux, tout ça' !? Toi, tu te passionnes autant pour l'architecture que je suis la reine d'Angleterre.
- Oh, vous pardonnerez mon indigne insolence, j'avais omis de me présenter. Me sSerenity, avocat de profession. Et vous êtes ?
- Von Nabis. Détective.
- Attendez, le Von Nabis ? Quelle heureuse coïncidence, je discutais justement de l'enquête avec votre employeur. » Il pointa une main gantée en direction de Jnst, qui patientait près des portes de l'église.
- Ah ha. Et qu'en pensiez-vous ?
- Je pensais qu'on ne pouvait pas mieux tomber que vous. » Il marqua un temps, puis, d'un air dégagé : « On me dit que vous êtes né ici.
- C'est exact.
- Ça doit être étrange de revenir ici après tant d'années. 17 ans, n'est-ce pas ? Si je ne m'abuse, vous êtes parti d'ici quelques temps après que le Loup-garou ait fait sa dernière victime. Et vous êtes revenu pile comme il recommençait. La vie est faite d'étranges coïncidences, ne trouvez-vous pas ?
- Sans doute. » Von Nabis étudia attentivement son interlocuteur. Rien ne laissait présager qu'il se méfiait de lui d'aucune sorte, mais le détective resta néanmoins sur ses gardes. « Et que faites-vous exactement pour M. Jnst ?
- Oh, toutes sortes de choses. Je lui sers d'avocat et de conseiller financier, principalement. Je l'aide à gérer l'entreprise. Cela doit faire, oh... vingt, vingt-cinq ans que nous travaillons ensemble ? Je ne sais pas si j'aurais la prétention d'être son ami, mais je dirais que nous sommes proches.
- Eh bien... c'était un plaisir de faire votre connaissance, Me sSerenity. Nous nous reverrons à l'intérieur ? » L'autre rit :
- Oh, j'ai bien peur que non. À vrai dire, je suis un peu là incognito - tout juste ais-je eu le temps de glisser quelques mots à Jnst depuis mon arrivée dans votre pittoresque village. Je repars à Montréal incessamment.
- Déjà ?
- Eh oui ! Les affaires, vous voyez ? Oh, pendant que vous serez à la messe, j'irais bien m'enfermer avec le pauvre Narcisse, histoire de présenter mes respects à un ami sans être dérangé par des badauds qui lui ont peut-être adressé deux mots dans leur vie. Je le connaissais depuis qu'il était tout jeune, vous savez ? Perte tragique. Vous savez ce qu'on dit sur ceux qui partent en premier... »

Ah, je crois bien que vous mentez, Maître sSerenity. Vous n'êtes pas ici pour rien, je le jurerais. Mais pourquoi ? C'est ce que je compte bien découvrir.

Il entendit un bruit derrière lui. Se retournant vers l'église, il constata qu'on avait - enfin - ouvert les portes. Une centaine de villageois s'engouffrèrent à l'intérieur, Jnst compris. Il se laissa entraîner dans le bâtiment. Jetant un dernier regard derrière lui, il vit sSerenity saluer quelques membres de Grimard Énergies Inc. qui avaient fait le déplacement. Quelques instants avant d'être happé à l'intérieur, il eut aussi le temps de le voir tirer Ysengrain par la manche de son manteau pour lui glisser quelques mots.

* * *
Ysengrain

Église de Cap-Chat. 19 septembre 1969. 9h37.

- J’ai très bien connu votre fiancé, vous savez.
- Comme tous les autres qui m’ont présenté leurs sympathies aujourd’hui ? » Ils avaient été nombreux, aujourd'hui, à se presser autour d'elle pour leur présenter leurs condoléances. Bande d'hypocrites. 'Narcisse nous manque toujours un peu plus chaque jour.' 'Narcisse, c'est un ami qui s'en va.' Ha ! Narcisse pouvait se montrer adorable avec ses proches - Fleur, moi-même - mais avec des ploucs comme vous ? Laissez-moi rire !

sSerenity rit.

- Doutez tant que vous voulez – je fais son eulogie, tout à l'heure. Jnst aurait-il laissé un parfait inconnu parler de son fils à ses funérailles ?

Elle dut reconnaître que celui-là, au moins, pouvait se targuer d’avoir connu un peu plus Narcisse. sSerenity poursuivit :

- Les gens s’imaginent que vous avez une certaine influence sur Jnst.
- Ah bon ? J’étais pourtant sûre d’avoir été fiancée au fils Grimard. M’aurait-on mal informée ?

L'avocat eut un sourire amusé. Un silence se fit entre les deux, avant que sSerenity ne reprenne la parole :

- Votre beau-père… Jnst, je veux dire. Il a le cœur brisé, vous savez. Oh, il ne le montrera pas, fera comme s’il avait coupé les ponts avec son fils, comme si leur relation n’était plus que professionnelle, mais chez lui, le soir, quand les portes sont closes et que personne ne peut plus le surprendre, je suis sûr qu’il pleure. Portez attention à ses yeux rougis lorsque vous le verrez de plus près.

Il renifla bruyamment et se frotta le nez de la main. Ysengrain ne peut s’empêcher de remarquer qu’il lui manquait un doigt. sSerenity surprit son regard et sourit.

- Libération des Pays-Bas, pendant la guerre de 39. Éclat de balle très mal placé. Quoique dans les circonstances, je présume que j'ai eu une chance insolente. » Un silence, puis : « Au fait… j’ai cru comprendre qu’il avait engagé le fameux Von Nabis pour faire la lumière sur les circonstances de cette affaire ? »

La question avait été posée d’un air dégagé, mais Ysengrain comprit immédiatement, à la légère crispation de ses épaules, à la veine qui palpait dans son cou, que l’avocat attachait une grande importance à sa réponse. Elle se prit à l’étudier plus attentivement. Plus très jeune, à en juger par ses tempes poivre et sel, quoiqu’encore bel homme, sSerenity avait un regard pondéré, réfléchi qu’il abritait derrière d’épaisses lunettes carrées. Chacun de ses gestes, chacune de ses paroles étaient délibérées. Après un silence qui sembla durer une éternité, elle décida d’opter pour la prudence :

- C’est possible.
- C’est possible. » Il eut un petit rire. « Très bien, permettez-moi d’être clair. Je sais pertinemment que Jnst a engagé le détective Von Nabis, parce que tous deux me l’ont dit. Je sais aussi que vous avez décidé de mener vos investigations en sa compagnie. Aucune objection de mon côté : la victime était votre fiancé ; je puis concevoir que vous souhaitiez débusquer son assassin.
- Si vous me permettez, monsieur, je me fiche de ce que vous concevez. Venez-en au fait. »

Plutôt qu’accéder à sa demande, sSerenity interrompit son exposé et lui jeta un regard pénétrant derrière ses lunettes. Il en vint presque à froncer les sourcils.

- Madame Ysengrain, je ne croyais pas avoir besoin de vous le rappeler, mais soit. Von Nabis n’est pas digne de confiance. Il n’est pas impartial dans cette affaire. Il y a 17 ans, en ’52, un monstre émerge dans la région et laisse derrière lui une longue série de victimes. Peu après, Von Nabis quitte son village natal pour s’établir à Montréal, un mois environ après que le Loup-garou ait commis son dernier forfait. J’ai des raisons de croire que les deux événements sont liés.

Il soupira.

- Je ne sais pas pourquoi Jnst a demandé l’aide de Von Nabis. Je trouve la décision imprudente – c’est d’ailleurs ce que je lui ai dit quand il me l’a appris. Rien à faire. Je vous demanderais donc, pour le bien de l’enquête comme pour celui de feu votre fiancé, de me tenir au courant de l’évolution de vos investigations communes.
- Vous me demandez de trahir Von Nabis, au fond ?
- Du tout. Seulement me tenir informé. Si Von Nabis nous cache des choses, s’il a quelque chose à voir dans toute cette affaire, il faut que nous le sachions. »

Ysengrain réfléchit un court instant, puis lui transmit sa réponse. « Non », fit-elle simplement.

* * *
Von Nabis

Cimetière de Cap-Chat. 19 septembre 1969. 11h42.


Qui eût cru que des funérailles comme celles-là puissent être d'un ennui aussi mortel ? La messe s'était terminée depuis une demi-heure déjà, mais rien ne laissait présager le début de la cérémonie d'adieu au fils Grimard. À la sortie, Jnst leur avait demandé à « ceux qui tenaient encore Narcisse dans leur coeur » de bien vouloir patienter au cimetière : avant de pouvoir les rejoindre, il devait encore discuter avec quelques proches de la mort de son fils - proches qui se trouvaient à être, coïncidence ô combien stupéfiantes, hauts fonctionnaires à Grimard Énergies Inc. Même Fleur - sa propre fille - a été tenue à l'écart de cette discussion privée. Quoique vu ses penchants kleptomanes, cela est peut-être plus sage.

Von Nabis aperçut enfin Ysengrain dans la foule, frissonnant sous l'élégant tailleur noir qu'elle avait revêtu en signe de deuil, et lui adressa un signe de la main. Elle eut tôt fait de le rejoindre.

- Et puis ? Chassée, toi aussi, du conciliabule Grimardien ?
- Bien entendu. Pourquoi la fiancée du mort aurait-elle été invitée à participer aux discussions ?
Ils échangèrent un regard entendu. Von Nabis reprit :
- Tu as quand même pu soutirer quelques infos de leur conversation ?
- J'ai essayé de prêter l'oreille, mais dès que la nef eut fini de se vider, ils se sont dirigés vers le cloître. Vu qu'il n'y avait personne, je n'avais pas vraiment les moyens de rester là sans me faire voir.
- Combien étaient-ils ?
- Oh... quatre, je crois. Jnst et, euh... trois membres du Conseil d'administration de l'entreprise. Je les connais de visage, mais je ne connais pas leur nom. Aucune idée de ce qu'ils mijotent.
- Bon. Va falloir qu'on fasse la lumière sur tout ça.

Il renifla, lui jeta un regard de biais et posa enfin la question qui le taraudait depuis la matinée.

- Au fait, il te voulait quoi, exactement, sSerenity ?
- Hmm ?
- sSerenity. L'avocat de Jnst. Je vous ai vu discuter un peu tout à l'heure, devant l'église. Il te voulait quoi ?
- Oh, rien de bien important, il voulait juste... » Elle s'interrompit, porta la main à son front, réfléchit quelques instants, puis, dans une grande expiration : « En fait, il voulait que je t'espionne pour son compte.
- Tiens donc !
- Ouais. Il... je crois qu'il te soupçonne d'être le Loup-garou, aussi absurde que ça puisse paraître. Il a dit qu'au moment où tu as quitté le village, le Loup-garou a arrêté de tuer - et qu'il a recommencé à peu près au moment où tu es revenu.
- ... Et toi, qu'en penses-tu ? », fit-il, après un silence rêveur.
- Je ne sais pas. Je ne sais pas quoi penser. J'aimerais te faire confiance, mais... tu m'as déjà quittée une fois. Je ne te crois pas capable de telles choses, mais je me suis déjà trompée à ton sujet. » Il la prit par le bras :
- Je sais que tu as toutes les raisons de ne pas me croire, Ysa, avec ce que je t'ai fait, mais fais-moi confiance. Je n'ai pas tué ton fiancé. Je n'ai rien à voir avec les meurtres en '52.
- ... OK, je vais essayer.
- Merci », fit-il simplement. « J'apprécie. Vraiment. ».

Une exclamation générale se fit entendre autour d'eux. Tournant la tête en direction de l'église, Von Nabis vit enfin quatre hommes émerger du salon funéraire, portant le cercueil du défunt à bout de bras. Les funérailles pourraient commencer.

* * *
Ysengrain

Cimetière de Cap-Chat. 19 septembre 1969. 11h50.


Le front perlé de sueur, le visage rougi par l'effort, les quatre hommes eurent tôt fait d'atteindre le fameux mausolée où reposerait Narcisse pour l'éternité. Ça faisait bizarre de penser qu'il était mort ici, dans le bâtiment-même où l'on s'apprête à déposer sa dépouille. Je ne l'aurais pas enterré là, si ça ne tenait qu'à moi. Rien de plus glauque et triste qu'un mausolée comme celui-là.

Le murmure général s'estompa lorsque Jnst et les autres ressortirent du mausolée, le visage grave. Malgré la dureté de ses traits, Ysengrain décela une forte émotion dans les yeux du patriarche des Grimard. On dirait un vieux chêne triste et digne, prêt à s'effondrer. Sans autre préavis qu'une large inspiration, Jnst commença son discours. Il parla de sa naissance, du bonheur qu'il avait ressenti ce jour-là quand il avait pu le serrer dans ses bras pour la première fois. Il se rappela les beaux jours de son enfance, son innocence d'alors, son entrain. Il regretta les disputes qui les avaient éloignés l'un de l'autre, essuyant discrètement le coin de son oeil humide.

- J'aurais tant voulu... tant voulu... recommencer. J'ai raté quelque chose, quelque part. J'ai raté beaucoup de choses. Beaucoup de choses.

Terrassé par l'émotion, il termina là son discours, accueilli par des applaudissements et des murmures de compassion et d'approbation. Suivit alors Fleur, qu'on guida par la main à travers la foule aux côtés de son père. Son témoignage était plus simple, mais non moins touchant de par sa naïveté. Fleur regrettait ce frère disparu, raconta comment il se plaisait, plus jeune, à lui décrire le monde, la couleur du jour, la beauté des reflets du soleil sur l'eau. Il lui manquait, dit-elle simplement. Il lui manquera toujours.

Puis vint son propre discours. Ysengrain raconta l'histoire de leur rencontre, expliqua comment, de simples amis, ils s'étaient peu à peu rapprochés au fil des ans. Au bout d'un moment, submergée par l'émotion des dernières semaines, elle finit par s'interrompre, incapable de continuer. Elle sentit Fleur brasser l'air à ses côtés et tâtonner jusqu'à trouver sa main, qu'elle serra très fort dans les siennes. Plus personne ne parla.

Après un long silence, Jnst ouvrit la bouche à nouveau. Sa voix était rauque et effacée :

- Je crois que j'ai besoin d'être seul avec ma peine un instant. Osuniev, bénissez... bénissez mon fils et finissons-en.

Chacun approuva, mais personne ne donna suite à la prière du père endeuillé. Ysengrain parcourut des yeux l'assistance. Aucune trace d'Osuniev.

- Bon, où est passé ce paresseux ? », dit-il, agacé.
- Il est resté à l'église, je crois ! Il faudrait aller le chercher ! », fit une voix.
- Laissez, j'y vais. » C'était Von Nabis, qui se retourna aussitôt et marcha en direction de l'église.

Ysengrain réfléchit un instant et jeta un regard entendu à Jnst, qui hocha la tête. Elle se dépêcha de rejoindre le détective :

- Attendez-moi, je vous accompagne !

Von Nabis hocha simplement la tête.


* * *
Ysengrain

Église de Cap-Chat. 19 septembre 1969. 12h16.


L'église semblait déserte. Tous deux hélèrent le prêtre, sans résultat.

- Peut-être est-il sorti ? », tenta Von Nabis.
- Ou peut-être dort-il ? Il a toujours été porté sur le farniente. »

Le détective haussa les épaules.

- Les autres ne daigneront pas attendre jusqu'au soir. Séparons-nous, nous couvrirons plus de terrain ainsi.
- Bonne idée », fit-elle. « Jetez un coup d'oeil au premier étage et sur le terrain alentours ; je me charge de sa chambre au deuxième. » Il hocha la tête en guise d'acquiescement, avant d'ajouter :
- Je me chargerai aussi du salon funéraire. Peut-être nous y a-t-il attendu. »

Sans plus attendre, Ysengrain marcha d'un pas vif vers la porte sise derrière l'autel, qu'elle ouvrit sans peine. Derrière figurait un petit escalier, qu'elle gravit prestement avant d'atteindre la porte de la chambre d'Osuniev. Ysengrain nota la serrure du coin de l'oeil - et cogna fermement, trois fois. Pas de réponse. Pour faire bonne mesure, elle appela Osuniev à nouveau, sans guère de résultat. Elle porta la main sur la poignée, qui tourna sans opposer davantage de résistance. La porte n'avait manifestement pas été verrouillée.

La chambre d'Osuniev était assez modeste pour un bâtiment de cette taille, quoique meublée avec gpût. Une seule fenêtre éclairait la pièce, donnant sur la falaise en contrebas. À quelques pas, dans le coin opposé à la porte, le prêtre avait installé un lit remarquable, qui semblait des plus douillets. Une table de travail figurait au centre de la pièce, cernée d'un joli fauteuil et sur laquelle s'amoncelait une pile de papiers divers, qu'elle consulta d'un air distrait, sans trouver quoi que ce soit d'intérêt. Une large armoire ornée d'une serrure d'argent - bel et bien verrouillée, cette fois-ci, s'assura-t-elle après vérification - trônait au côté d'un grand miroir et de quelques portraits pieux. Reportant son regard sur sa gauche, elle vit une belle bibliothèque garnie de bibles et d'essais théologiques, ainsi que, ne put-elle s'empêcher de remarquer avec un sourire, de quelques polars. Enfin, une porte donnait sur la salle de bains - porte qu'elle s'empressa d'ouvrir, au cas où Osuniev s'y serait tapi. À l'intérieur, elle y trouva bien cuvette et baignoire, mais aucune trace d'Osuniev.

Ses yeux se portèrent enfin sur les quelques tiroirs de la commode posée près du lit. Elle en ouvrit quelques uns, sans grand résultat, jusqu'à ce qu'elle tombe sur une pile de clefs éparses, toutes identifiées au moyen de tags épars. 'Porte d'entrée', put-elle lire, 'Argent de la quête' (sans doute destinée à ouvrir la petite boîte où les fidèles déposaient leurs avoirs), 'Chambre' et 'Cloître'. Elle leva les yeux au ciel en signe d'exaspération. Quel imbécile identifie nommément chacune de ses clefs, pour les laisser traîner dans un bête tiroir sans davantage de protection ? Reposant les quatre clefs dans le tiroir, elle quitta la pièce, non sans jeter un dernier regard sur les lieux.

Elle croisa Von Nabis alors qu'il montait les marches pour la rejoindre. D'un regard, ils comprirent que l'autre était revenu bredouille.

* * *
Von Nabis

Mausolée des Grimard. 20 septembre 1969. 13h15.


Clic.

« Je ne comprends pas. » Bixive se frottait le nez avec une exaspération proche du désarroi. « Je ne comprends pas », répéta-t-il. Von Nabis opina.

Tous deux se tenaient dans le mausolée des Grimard - celui-là même où le corps de Narcisse avait été découvert, quelques semaines plus tôt. À leurs pieds reposait maintenant un second cadavre : celui d'Osuniev.

« Vous y comprenez quelque chose, vous ? »

Clic. Clic.

Von Nabis se contenta de s'accroupir, son briquet à la main, pour observer la dépouille de plus près. À première vue, celle-ci - criblée de lacérations terribles et de marques s'apparentant à des morsures - était très similaire au cadavre de Narcisse, trouvé quelques semaines plus tôt, à la différence près que le corps d'Osuniev avait été décapité. Dans une mise en scène macabre, on avait posé la tête à quelques pas à peine du corps, comme si elle observait la scène.

Qui plus est, on avait découpé le bras droit d'Osuniev à partir du coude. Von Nabis s'adressa au policier qui lui tenait compagnie:

- Vous avez retrouvé le bras manquant ?
- Non, pas la moindre trace.
- Bizarre... ce n'est pas son M.O. habituel. Normalement, il découpe un pied ou une main, mais il ne les fait pas disparaître complètement. Et c'est la première fois que je le vois décapiter qui que ce soit.

Le détective plissa les yeux. Un peu de sang s'était écoulé d'une large entaille près du coeur et avait coagulé sur une touffe de poils de torse noirs parsemés de gris. Le reste du corps semblait dépourvu de sang.

- La plupart des entailles ont été faites après la mort », en conclut Von Nabis. « La victime est probablement morte d'un coup de couteau au coeur. »
- C'est exact, détective. Les médecins légistes ont confirmé que la mort d'Osuniev était due à une demi-douzaine de coups de couteau, dont un plus grave près du coeur.
- OK. Que sait-on des événements ? »

Bixive réfléchit un instant, puis :

- Le matin, peu après neuf heures, Osuniev a été aperçu par, euh... 121 témoins en train de célébrer la messe du dimanche. Celle-ci s'est poursuivie jusqu'à 11h15 environ, après quoi Osuniev s'est retiré dans ses appartements, au deuxième étage. À ce moment, tout le monde sauf Jnst et trois de ses amis quittent l'église ; Jnst et les autres se retirent dans le cloître vers 11h35, une fois que l'église se fut complètement vidée.
- Continuez.
- Vers 11h50, Jnst et les autres quittent l'église vers le salon funéraire, puis vers le cimetière où les attendent les autres. On procède à la cérémonie. Vers 12h15, on remarque qu'Osuniev manque à l'appel. Ysengrain et vous-mêmes vous dirigez vers l'église, complètement déserte.
- Je confirme. J'ai exploré le premier étage - incluant le cloître et même le salon funéraire, sans rien trouver. J'ai même jeté un oeil derrière l'église, près de la falaise. Je n'ai rien trouvé.
- Puis, le lendemain matin, on reçoit un message anonyme nous pressant de vérifier que tout soit en ordre dans le mausolée des Grimard. Et on découvre ça. »

Von Nabis actionna son briquet d'un geste machinal. Clic.

- Rien de bien terrible, pour être honnête avec vous. Le Loup-garou a tout simplement attendu que l'église se soit vidée avant de monter à l'étage et d'assassiner le prêtre. »

Bixive fronça les sourcils, avant de poursuivre.

- Ha ! Si seulement c'était aussi simple. J'ai bien peur de vous décevoir, Von Nabis, mais ce crime est terrifiant. Impossible. Inconcevable. Voyez-vous, nous avons conduit quelques tests sur l'état de la dépouille - étude de l'état du coeur et de l'estomac, prélèvements de peau au niveau des jambes et du bras restant. Les médecins-légistes sont formels : Osuniev est mort avant 11h30.
- Q-quoi ?
- C'est comme je vous dis. À 11h30, Osuniev était déjà mort.
- Mais alors... ?
- Précisément. À 11h15, Osuniev était encore vivant - plus d'une centaine de témoins peuvent le confirmer, vous et moi compris. Autrement dit, il ne peut avoir été tué qu'entre 11h15 et 11h30, délai au cours duquel il s'est retiré dans sa chambre. Sauf que...
- Sauf qu'en 11h15 et 11h30, il y avait encore des gens dans la nef de l'église!
- Exactement. Jnst et ses amis discutaient à l'arrière près de l'autel. De plus, la porte menant aux appartements d'Osuniev était quelque peu surélevée - et donc très visible. Il aurait été impossible pour le meurtrier de l'ouvrir sans attirer l'attention.
- Peut-être le meurtrier avait-il trouvé un autre accès aux appartements d'Osuniev ?
- Non. La seule fenêtre dans la chambre du prêtre donne sur la falaise et les escarpements rocheux. Le seul moyen d'entrer ou de sortir des appartements d'Osuniev était par la porte susnommée.
- Le meurtrier s'y trouvait alors déjà de tôt matin ?
- Impossible. Les portes de l'église avaient été hermétiquement scellées, de même que le cloître. Il n'existait aucun moyen d'entrer dans l'église avant neuf heures du matin.
- Il y serait alors entré pendant la messe. », tenta Von Nabis. « La messe avait été horriblement longue - j'ai bon souvenir d'avoir vu au moins la moitié du village se lever et quitter la pièce successivement, tantôt pour aller uriner dans les toilettes du salon funéraires, tantôt pour aller fumer une clope au-dehors. Pendant tout le temps qu'a duré la messe, ceux-là ont donc tous eu l'occasion d'agir en toute liberté, sans être vus, tant que durait la messe.Du moment qu'on peut expliquer comment ces personnes auraient pu s'introduire dans la chambre d'Osuniev, on peut considérer l'affaire comme résolue.
- Peut-être, mais cela ne change rien à l'affaire. Le seul accès aux appartements d'Osuniev était par la porte près de l'autel. Or, il était impossible d'ouvrir cette porte incognito tant qu'il restait quelqu'un dans la nef. Au moins quatre personnes y sont restées en tous temps entre 9h et 11h35. Osuniev est mort avant 11h30. L'église était hermétiquement scellée avant 9h ... ce crime est impossible. »
- Hmmm.

Clic.

Von Nabis réfléchit. Quelque chose ne tournait pas rond dans toute cette histoire, mais quoi ?

Clic. Clic. Clic.

Comment le Loup-garou avait-il pu entrer dans la chambre d'Osuniev pour l'éliminer, sachant que celui-ci était mort avant 11h30 et que la porte avait été surveillée en tous temps jusqu'à 11h35 ? C'était inconcevable.

Et puis, tout d'un coup, il comprit. Ingénieux. Très ingénieux. Mais alors, ça soulève encore plus de quest- oh. Oh. Oh, le salaud !

Il se retourna vers Bixive et claironna simplement :

- J'ai compris. J'ai tout compris. Et laissez-moi vous dire que la police a fait un travail exécrable !


Et vous, avez-vous compris comment le Loup-garou a pu accomplir son forfait ?
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MessagePosté le: 08 Mai 2013, 08:37    Sujet du message: Répondre en citant

Von Nabis
Autoroute 20. 11 octobre 1969. 13h25.
Intermède III - Jnst


- J’aurai sa peau. Je vous le jure, Von Nabis, un jour, j’aurai sa peau.

Jnst serrait le volant jusqu’à en perdre ses jointures, l’œil torve et le visage fixé dans une expression de fureur olympienne que Von Nabis trouvait presque amusante.

- D’abord, il me prend mon fils. Mon héritier. Ma propre chair. L’un des deux êtres les plus précieux qui me restaient en ce monde.

Jnst adressa un coup de klaxon rageur à une vieille caisse rouillée qui avait eu le culot de conduire dans la même voie que la Porsche du PDG.

- Puis, il poignarde mon ami de vingt ans. Mon complice de toujours. Celui avec qui j’ai tant partagé. Celui qui aurait dû épauler mon fils après ma retraite, qui lui aurait montré les rudiments du métier, les petites astuces. Celui qui aurait préservé mon legs. Celui qui aurait pris soin de Fleur. Tué, lui aussi, par ce connard psychopathe !
- Sans parler du prêtre », fit Von Nabis dans un demi-sourire.

L’homme jeta au détective un regard teinté de mépris, puis, dans un soupir :

- Oui, le prêtre aussi, j’imagine.

Il se tut quelques instants, puis asséna un coup violent sur le volant de la Porsche, avant de reprendre contenance.

- Bon, forcément, on n’est pas crétin, hein ! Tout le monde a bien vu que ce connard ne frappe que les jours de pleine lune. Du coup, quand arrive la date fatidique du 10 octobre, on se barricade chez soi. C’est à peine si j’ai fermé l’œil de la nuit – j’étais terrifié que ce maniaque s’en prenne à Fleur, vous comprenez ? Voilà bien la dernière chose qu’il me reste… ! Eh bien j’avais tort. Cet enfoiré s’attaque même aux souvenirs, maintenant !

Von Nabis fronça les sourcils et se replongea dans sa lecture.

* * *


À M. Bixive,
avec tous mes hommages,

Monsieur le Commissaire,

Je m’adresse à vous en tant que représentant de l’ordre dans ce valeureux village qui est le vôtre. S’il est de votre devoir de punir le crime partout où il se trouve, quelque terrible que soit la demeure où il ait trouvé refuge, il m’incombe – à moi comme à tous les autres honnêtes citoyens de ce havre de paix – de vous informer de tout forfait qui serait porté à ma connaissance.

Eh bien, j’ai le regret de vous aviser qu’une bague de diamants – estimée à 500,000$ environ – a été dérobée par mes soins. Je n’ai aucun doute que vous souhaitiez informer M. Jnst Grimard de cette perte dans les plus brefs délais, afin qu’il constate le larcin de ses yeux et qu’il puisse faire son deuil.

En vous priant, Monsieur le Commissaire, de bien vouloir accepter mes salutations les plus distinguées,

Le Loup-garou


* * *


Le mot avait été découvert dans la boîte aux lettres de Bixive aux petites heures du matin. Celui-ci avait immédiatement procédé au prélèvement d’empreintes digitales, sans succès, avant d’aviser Jnst du potentiel larcin dont il avait peut-être été la victime. Furibard, celui-ci avait exigé de pouvoir garder la lettre – Bixive avait consenti à lui faire grâce d’une copie – et avait immédiatement pris le volant en direction de Québec, cueillant Von Nabis au passage.

- Vous ne devriez peut-être pas laisser traîner vos bagues inestimables sur une commode à la vue de tous, vous savez ?
- Et que pensez-vous que j’aie fait, pauvre idiot, après le vol du journal ? Je l’ai déposée séance tenante à un endroit sûr – le plus sûr qui soit.
- C’est-à-dire… ?
- La banque. Dans un coffre-fort archi-blindé. Celle-là même vers laquelle nous nous dirigeons. Je compte vérifier en personne si le Loup-garou se paie ma tête ou non.
- Et je sers à quoi, dans tout cela ?
- Si le Loup-garou dit vrai, nul doute qu’il a inventé un autre crime loufoque et infiniment complexe pour nous donner de terribles migraines. Vous avez été plutôt habile jusqu’à maintenant pour faire la lumière sur ces stratagèmes idiots ; j’aimerais donc que vous éclairiez ma lanterne encore un peu plus longtemps.

Ils se turent quelques instants.

- Bien sûr, si vous aviez été suffisamment compétent pour déduire l’identité de ce fou furieux, nous n’en serions pas là.
- À ce titre, j’ai peut-être quelques idées-
- Ah oui !? Quelles sont-elles ?
- Oh, ce ne sont encore que des suppositions. Je préfère attendre des preuves tangib-
- JE ME FOUS DE CE QUE VOUS PENSEZ ! » Jnst donna un second coup, terrible, sur le volant. « Vous travaillez sur cette affaire à mon plaisir. Je m’attends des résultats. Dois-je vous rappeler qu’on joue contre la montre, ici ? Chaque mois qui passe, c’est une victime de plus. Hier, c’était Narcisse, sSerenity, Osuniev. Demain, ça peut être Fleur. Moi. Vous. Cette petite fouineuse de Carabosse. Ou Ysengrain, votre chère Ysengrain. Vous auriez envie, M. Von Nabis, de faire des suppositions sur le cadavre de votre pauvre petite Ysengrain ?
- Attention à ce que vous dites, Grimard. Je n’aime pas les menaces.
- Ha ! À d’autres !
- Vous aurez vos réponses, Grimard. En temps et lieu. Et à ce moment-là, je m’attends à ce que vous remplissiez votre part du marché.
- Hmpf.
- Nous avions un accord. J’identifie le Loup-garou ; vous révélez la vérité, une bonne fois pour toutes. Auriez-vous changé d’idée ?
- … non, rassurez-vous. Je compte toujours tenir ma part de l’engagement. J’ai trop perdu, trop souffert pour toute cette histoire. Je compte mettre tout ça derrière moi. Si vous trouvez le Loup-garou.
- Oh, vous l’aurez. Je vous le promets, Grimard, un jour, vous l’aurez. »
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MessagePosté le: 08 Mai 2013, 12:13    Sujet du message: Répondre en citant

Von Nabis
Québec. 11 octobre 1969. 15h57.
Quatrième énigme


N.B. L'intermède qui précède ce message n'est d'aucune pertinence à l'énigme ci-dessous (et ne contient aucun indice) ; il sert néanmoins à poser le contexte de l'énigme du jour. Je vous conseille de le parcourir rapidement une fois, sans plus.

- Vraiment, M. Grimard, il n’y a rien à craindre, je vous assure. Pas besoin de vous déranger, vraiment !
- C’est ce que nous verrons, Madame. J’ai déjà eu affaire à ce bougre deux fois par le passé – et je sais mieux que quiconque, peut-être, qu’il n’entend pas à rire avec ses menaces. Je ne serai rassuré que lorsque je toucherai la bague.
- Très bien, Monsieur.

Krysta – directrice de la banque où Jnst avait entreposé la bague – avait accepté à contrecœur, devant l’insistance d’un client aussi prestigieux que Jnst, de lui ouvrir les portes de la banque un samedi après-midi. C’était une femme d’un certain âge, bien mise, élégante dans son genre, avec cette autorité dans le regard qu’on ne trouve que chez les administrateurs de grandes institutions comme celle-là.

Pendant qu’ils faisaient route vers la salle des coffres, Von Nabis se permit une petite question à son employeur :

- Au fait, M. Grimard. Pourquoi êtes-vous si attaché à cette bague, dont vous veniez – selon votre propre aveu – de faire l’acquisition il y a quelques mois à peine ? Sauf votre respect, il me semble que vous êtes assez riche pour supporter sans grande peine une perte de 500,000$.
- Pour tout vous dire, Von Nabis, je n’ai peut-être pas été tout à fait honnête avec vous.
- Ça en devient une habitude, chez vous.
- Cette bague, c’était… je l’ai passée au doigt de ma femme le jour de notre mariage. Cette bague, c’était celle de Dahlia.
- Ah ha !
- Quand elle est morte, je- je l’ai conservée en lieu sûr pendant quelques années. Je voulais l’offrir à mon fils, pour son mariage avec Ysengrain. J’y voyais là… ça me semblait juste, vous comprenez ? Entre tous, vous devriez comprendre.
- Je peux comprendre, oui.
- Donc voilà. Forcément, depuis que- depuis que Narcisse n’est plus là, je me sentais tout con avec cette bague. Alors je l’ai envoyée à la banque.
- Hmm…… dans sa lettre, le Loup-garou parle de deuil. Votre deuil. On peut donc présumer qu’il savait avoir dérobé une bague qui vous était précieuse.
- Oui.
- Qui pouvait connaître la signification de cette bague ?
- Oh, beaucoup de monde, j’en ai bien peur. Dahlia l’arborait toujours à son doigt, même dans les mauvais jours. Tous les villageois suffisamment vieux pour l’avoir connue sont suspects.
- Très bien. Et qui savait que vous aviez caché votre bague à la banque ?

À ces mots, Jnst rougit visiblement.

- Tout le monde ou presque, j’en ai bien peur. J’ai un peu fait le guignol avec cette bague. Vous vous souvenez de mon discours, aux funérailles de mon fils ? J’ai prévenu le Loup-garou qu’il pouvait tuer qui il voulait – jamais il ne pourrait m’enlever mes souvenirs. Que je les avais enfouis dans le coffre le plus profond, le plus inaccessible.
- Imprudent.
- J’étais fou de douleur. Et puis… et puis le soir, à la taverne, en compagnie de quelques proches de Narcisse, de mes proches à moi et des habitués du coin, j’ai claironné le nom de la banque où j’avais caché ce qu’il me restait de mon passé. J’étais plutôt ivre à ce moment-là. Je crois… je crois même avoir donné le numéro du coffre, par défi ou par connerie.
- Voilà qui était singulièrement mal avisé.
- Non, vous plaisantez ? Épargnez-moi vos platitudes à l’avenir – d’ailleurs, nous voilà arrivés. »

* * *

- Est-ce bien nécessaire, Madame ?
- J’en ai bien peur. Tout ce qui entre et tout ce qui sort de la pièce doit être soigneusement fouillé. On ne lésine pas avec la sécurité, ici. Même moi, je n’y échappe pas », dit la directrice en riant.

Un jeune gardien de sécurité s’employait en effet à fouiller soigneusement Krysta, qui avait déposé tous ses effets personnels non essentiels dans un petit sac à l’entrée de la pièce. Jnst et Von Nabis avaient été fouillés de la même manière.

- Je préfère vous prévenir tout de suite, messieurs : nous serons assujettis aux mêmes procédures au moment de quitter la pièce. Il en va de la sécurité de nos clients.
- Et vous procédez régulièrement à ces fouilles… ?
- Systématiquement. Chaque personne qui entre dans cette pièce – qu’elle soit directrice de l’établissement ou un simple concierge – est soumis à cette obligation. Fouillée une fois à l’entrée et une fois à la sortie. …enfin, je présume que notre ami ici présent (elle désigna le gardien de sécurité) se soustraira à cette obligation, mais il est tout à fait digne de confiance.

La fouille terminée, le gardien de sécurité verrouilla l’entrée de la salle des coffres derrière lui avant de les rejoindre.

- Dans cette salle, claironna la directrice, figurent 10,000 coffres-forts blindés, chacun étant identifié par un numéro allant de #0000 à #9999. Comme vous pouvez le constater, ces coffres ont été disposés sur cinq allées – regroupant 2000 coffres chacun – et installés sur des colonnes de tablettes prévues à cet effet. Pour votre information, on compte dix coffres par colonne. M. Jnst, votre numéro de coffre était le… ?
- #6800.
- Très bien. Suivez-moi.

Elle les mena vers la 4e rangée. Une montagne de questions se bousculait déjà dans la tête de Von Nabis.

- Excusez-moi, Madame, mais tous ces coffres sont-ils occupés ?
- Oh, absolument pas ! Peut-être… 5% à peine ? Près de 500 coffres. Cette banque est encore plutôt jeune – il nous faudra encore plusieurs années avant d’atteindre un chiffre respectable.
- Le numéro du coffre est-il choisi par le client ou par la banque ?
- Par le client. Cela dit, on encourage nos clients à choisir un numéro entre 6000 et 7999.
- Tiens donc ? Et pourquoi, je vous prie ?
- Des questions logistiques, surtout. La première allée est située au-dessus d’une canalisation d’égout, ce qui comporte son lot de risques. On a d’ailleurs eu droit à une rupture de la canalisation la semaine dernière : on pataugeait dans l’eau souillée tout le long de la première allée ; je ne vous raconte pas le dégât – et l’odeur !
- Hmm.
- La deuxième allée, c’est plutôt un problème de moisissures. Oh, rien qui soit susceptible d’endommager les coffres – de quelque manière que ce soit – mais on n’en est pas tout à fait fier. La troisième allée est infestée par une colonie d’insectes ; ils se sont terrés quelque part entre deux colonnes de coffres, et du coup, impossible de les déloger !
- Et la cinquième allée ?
- La cinquième allée est un peu moins sécuritaire. C’est celle qui est la plus éloignée de l’entrée ; du coup, comme les agents de sécurité doivent accompagner en permanence les clients qui pénètrent dans la salle des coffres pour retirer leurs biens – un client à la fois s’il y en a plusieurs, les autres patientant à l’extérieur – on n’aime pas trop qu’ils soient à ce point éloignés de la porte d’entrée. Bref, on encourage donc nos clients à choisir un numéro entre 6000 et 7999, même s’ils sont libres de choisir ce qu’ils veulent si le cœur leur en dit.

Ils parvinrent enfin devant le coffre #6800, situé au sommet d’une colonne s’étendant de 6800 à 6809. Krysta installa un marchepied à proximité. L’agent de sécurité lui adressa un signe de tête, monta au sommet et empoigna le coffre de Jnst de deux bras vigoureux. Il entreprit de le descendre au niveau du sol.

C’était une boîte en métal rectangulaire, solide comme le roc, faisant à peu près 50x50x30 centimètres, en apparence identique aux 9999 autres. À l’avant étaient gravés, bien en vue au centre du coffre, les chiffres ‘6800’. Entre le ‘8’ et le premier ‘0’ figurait une serrure assez complexe. Enfin, dix petites roues chiffrées* avaient été disposées en deux rangées de cinq – l’une au-dessus du numéro du coffre et l’autre, en-dessous.

* Pensez ici aux mécanismes qu’on retrouve sur les valises.


Le détective passa un doigt sur le dessus immaculé du coffre, essayant d’identifier quelque faille, quelque point faible. Il eut beau le tourner dans tous les sens, cependant, il n’y vit aucun défaut. Il semblait même que le coupable l’ait nettoyé et astiqué avec un soin infini, spécialement à leur intention – la surface était en effet luisante de propreté. Chercherait-il à nous narguer ? Von Nabis reprit la parole :

- Si vous permettez, Madame la directrice… comment ouvre-t-on ces coffres ?
- Oh, c’est très simple. Il n’y a guère que deux moyens. Au moment de désigner un coffre pour la première fois et d’y déposer leurs biens, chaque client choisit une combinaison de dix chiffres, connue d’eux seuls, qui servira à ouvrir le coffre.
- Et s’ils oublient la combinaison ?
- On leur remet aussi, au même moment, une clef qui leur permettra d’ouvrir le coffre. Bien entendu, la banque ne garde aucune copie de cette clef – le seul exemplaire se trouve donc à la disposition du client. Je précise par ailleurs que nos serrures sont extrêmement complexes et ne peuvent s’ouvrir grâce à une pince à cheveux ou quelque autre artifice. Il faut la clef, ou rien.
- Et si le client perd la clef ?
- Oh, là… c’est plus complexe. Ça arrive plus souvent qu’on ne pourrait le penser, en fait. Dans ce cas-là, on lance de longues procédures pour vérifier l’identité du client. Si, par exemple, M. Jnst s’était présenté à la banque en ayant perdu sa clef ET sa combinaison, on aurait vérifié que le M. Jnst souhaitant récupérer ses biens était le même que celui les ayant déposés, quelques semaines plus tôt. On aurait ouvert une enquête, lancé des investigations, comparé nos infos avec l’état-civil, etc. etc. C’est plutôt pénible pour la personne. Au bout de quelques jours, voire de quelques semaines, si on juge que tout est en ordre, on appelle un serrurier professionnel sur place pour qu'il nous construise une autre clef.
- Une erreur est-elle possible ?
- Non. Si le moindre doute existe, on interdit l’accès au coffre. Mieux vaut se rappeler de sa combinaison ou, à défaut, ne pas perdre sa clef !

Jnst s’interposa à ce moment de la conversation.

- Ah, et pour répondre à votre inévitable question, Von Nabis : non, je n’ai pas dévoilé la combinaison du coffre à qui que ce soit. De même, la clef du coffre ne m’a pas quitté – je puis vous l’assurer.
- Très bien, M. Grimard. Je vous invite d’ailleurs à ouvrir votre coffre, qu’on en ait le cœur net.
- Pas trop tôt !

Joignant le geste à la parole, Jnst commença à manipuler le mécanisme du coffre, lequel indiquait résolument ‘0000000000’, afin de former la bonne combinaison. Avec un sourire, il expliqua à Von Nabis :

- Pour votre information, la combinaison que j’ai choisie est le 4177390254. Une succession de chiffres au hasard, sans signification particulière. Impossible à deviner.
- Et vous m’en faites part ?
- Je ne compte pas refaire affaire avec cette institution ; du coup, je n’ai plus besoin de cette combinaison.

Il s’affaira encore quelques secondes avec la combinaison, avant de claironner :

- Voilà, j’ai terminé. Madame, si vous voulez bien procéder à l’ouverture… ? Je ne suis pas trop familier avec le mécanisme, n'ayant opéré la chose qu'une seule fois par le passé.

Krysta hocha la tête et actionna un levier situé à l’avant du coffre. La porte s’ouvrit lentement. Avant que quiconque d’autre ait pu voir l’intérieur, la directrice, postée juste devant l’ouverture, eut un cri d’effroi et plongea la main à l’intérieur. Elle en sortit un petit papier plié en deux. ‘Avec les compliments du Loup-garou’. Il n’y avait, bien sûr, plus aucune trace de la bague.

* * *

- Messieurs, je me confonds en excuses, et je-
- Arrêtez vos conneries, Madame. Je me suis adressé à votre institution parce qu’on m’en avait dit du bien – il semblerait pourtant que j’aie eu tort. Vous pourrez vous attendre à une poursuite dans les formes pour bris de contrat.

Tous les trois étaient sortis de la pièce dans les procédures habituelles et avaient gagné le bureau de la directrice, laissant l’agent de sécurité à l’intérieur de la salle des coffres, comme l’exigeait le protocole.

- M. Jnst, je vous renouvelle une fois de plus mes excuses les plus empressées, mais l’assurance ne couvre pas les crimes surnaturels, et-
- Excusez-moi, un crime surnaturel !?
- Vous avez dit vous-même que ce Loup-garou avait l’habitude de commettre des meurtres impossibles. J’ai une grande confiance en notre système de sécurité et notre institution, mais seulement contre les vols ‘possibles’. Les vols impossibles sont, j’en ai bien peur, hors de ma juridiction.
- C’est la pire excuse que j’aie jam-
- La ferme.

Von Nabis en avait marre. Il avait encore quelques questions à poser à Krysta et Jnst – et surtout, il avait besoin de réfléchir.

- La ferme, répéta-t-il. Je ne sais pas encore comment ce crime a pu être commis, mais je puis vous assurer d’une chose : il était tout à fait possible.
- Ah bon ?
- Certainement. Je crois d’ailleurs que le Loup-garou n’a pas remué le moindre doigt pour dérober le diamant. Si vous voulez mon avis, le crime a été entièrement commis grâce aux bons soins d’un employé de cette banque. Planifié par le Loup-garou, sans aucun doute – je reconnais sa touche dans l’affaire : une bague précieuse disparaissant d’un endroit hermétiquement scellé sans qu’on puisse expliquer comment. Mais exécuté par un employé de la banque.
- Une complicité à l’intérieur est impossible, interjeta Krysta. Nos procédures de sécurité ont justement pour but de prévenir ce genre de complicité, afin de calmer les inquiétudes de nos clients.
- Nous verrons cela, Madame. Nous verrons cela. Je crois, pour commencer, qu’il vaudrait mieux restreindre la liste des suspects potentiels. Madame, combien d’employés étaient au courant que Jnst avait déposé une bague en diamant à votre institution ?
- Hmmm… je n’en vois qu’une seule. Zorélie, l’agente de sécurité de service cette journée-là. Et moi-même, bien sûr.
- Zorélie ?
- Le jeune homme que vous avez croisé tout à l’heure dans la salle des coffres ne travaille que le week-end, lorsque la banque est fermée.
- Ah ha ! S’il ne travaillait que le week-end, on peut donc présumer qu’il ignorait jusqu’à l’existence de Jnst.
- C’est exact. Zorélie assure la surveillance pendant la semaine. En cela, elle a un accès privilégié à la salle des coffres, et peut entrer et quitter la salle sans craindre d’être fouillée. Seulement…
- Seulement ?
- Seulement, Zorélie ne possédait ni la combinaison du coffre, ni la clef permettant de l’ouvrir. Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, il n’existe aucun autre moyen d’ouvrir le coffre.
- Très bien.

Le détective se tourna maintenant vers Jnst.

- M. Jnst, j’ai besoin de faire appel à votre mémoire.
- Faites, détective, faites.
- Lorsque vous avez pris possession du coffre #6800 pour la première fois – et que vous en avez activé la combinaison – se pouvait-il que Zorélie ait pu la surprendre comme vous l’activiez ?
- Négatif. Elle me surveillait depuis le bout de l’allée – à vingt mètres de distance, je dirais. J’avais de plus tourné le coffre face à moi de sorte à ce qu’il lui soit impossible de lire les chiffres. Quand bien même eût-elle disposé d’une longue vue, elle ne pouvait voir que l’arrière du coffre.
- Se peut-il que vous ayez laissé le coffre-fort déverrouillé lorsque vous avez quitté la salle ?
- Non, je me suis assuré de bien le fermer. J’ai aussi remis la combinaison à 0000000000.
- D’accord. Et la clef ?
- Ne m’a jamais quitté depuis que je l’ai reçue des mains de Madame la directrice.
- Très bien. Posons maintenant les balises du problème.

Von Nabis reprit son souffle et commença :

- Nous avons deux suspects. Zorélie – l’agente de sécurité – d’un côté, et Krysta – Madame la directrice – de l’autre.
- Voilà, fit Jnst.
- Zorélie travaille toute la journée seule dans la salle des coffres. Elle a donc l’occasion rêvée de dérober la bague en diamant ni vu, ni connu. Cependant, elle ignore la combinaison du coffre. Après tout, seul Jnst connaissait la combinaison du coffre, combinaison qu’il n’a dévoilée à personne. De plus, elle ne pouvait pas non plus ouvrir le coffre par la serrure, puisque le seul exemplaire de la clef est resté en possession de Jnst en permanence.
- Exact.
- Krysta, d’un autre côté, détenait la clef du coffre #6800 avant de la remettre à Jnst. Si elle était la coupable, il lui suffisait d’en faire une copie au préalable avant de lui remettre l’original. Elle disposait donc d’un accès facile au coffre. Ce coffre était toutefois surveillé en permanence – impossible d’y accéder sans être accompagnée de Zorélie ou de l’employé de nuit/du week-end.
- Hmm.
- Voilà qui est troublant. Quelques derniers points à vérifier - et prenez garde avant de mentir, si jamais l'idée vous venait : nous vérifierons après auprès des autorités concernées que vous avez dit la vérité. Madame la directrice, détenez-vous un coffre dans cet établissement ?
- Euh… oui, en fait.
- Et quel en est le numéro ?
- #3994.
- Soit dans une toute autre rangée que le #6800. Et Zorélie connaissait-elle cet état de fait ?
- Oui, elle connaît le numéro de mon coffre. De même que l’employé de fin de semaine. Demandez-leur : ils confirmeront.
- Il était donc impossible pour la directrice de faire passer le coffre de Jnst comme le sien. Zorélie l’aurait instantanément remarquée et dénoncée.
- Attendez, interrompit Jnst, Krysta n’aurait-elle pas pu dissimuler la bague dans quelque coin sombre de la pièce pour aller la récupérer plus tard ?
- Non, excepté l’intérieur des coffres-forts, il n’existe aucun coin sombre de ce genre échappant aux regards.
- L’explication est alors très simple : Krysta et Zorélie sont complices.
- Non, je ne crois pas. Le Loup-garou n’aurait pas voulu s’embarrasser de complices inutiles. Et puis ce serait trop facile. Non, il a fait parvenir ses instructions à une seule personne seulement. Le crime était possible pour une personne seule.
- Hrmm… Krysta détenait la clef avant de me la donner… se pourrait-il que Zoré l’ait dérobée à ce moment-là et en ait fait un double ?

Cette fois, ce fut Krysta qui répliqua à Jnst.

- Cher M. Grimard, vous vous doutez bien que je conserve ces clefs dans un lieu complètement sûr – encore plus que cette banque !
- Encore heureux, vu ce qui est arrivé à ma bague.
- C’est ça, moquez-vous. Quoi qu’il en soit, je puis vous assurer avec une entière certitude que Zorélie n’a pas pu voler votre clef avant que je ne vous l’aie remise.
- En avez-vous fait un double, qu’elle vous aurait volé ensuite ?
- Non, je n’ai pas fait de double. Le seul exemplaire vous a été remis en main propre, un point c’est tout.
- Euh… dans ce cas, je dois avouer que je sèche, Von Nabis. Krysta pouvait préparer un double de la clef à l’avance, mais n’avait aucun moyen de pénétrer à l’intérieur de la salle des coffres sans que Zorélie ne la remarque. Zorélie avait tout loisir de voler la bague, mais ne détenait ni la combinaison, ni la clef. Vous supposez qu’elles ne travaillaient pas ensemble, mais vous considérez que le coupable se trouve entre elles deux.
- C’est exact, M. Jnst.
- Alors, je donne ma langue au chat. Le Loup-garou est trop fort pour moi.
- Vraiment ? », fit Von Nabis avec un sourire triomphant. « Je crois au contraire avoir parfaitement compris quelles consignes le Loup-garou a donné à notre voleuse ! »

Et vous, avez-vous compris comment le coupable s’y est pris pour accomplir son œuvre ?
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MessagePosté le: 18 Mai 2013, 11:10    Sujet du message: Répondre en citant

Von Nabis
Cap-Chat. 17 octobre 1969. 19h04.
Intermède IV – Carabosse/Winterspoon


Les funérailles de Narcisse, assombries par le double-meurtre dont elles avaient été le théâtre, avaient plongé le village dans une sorte de torpeur livide. Les grands quotidiens de la province, flairant le scoop, avaient dépêché des correspondants sur les lieux afin de suivre la traque du tueur ; ces journalistes s’en étaient alors donné à cœur joie, chacun y allant de sa petite théorie. Leurs conjectures diverses n’avaient, hélas, eu d’autre effet que de décupler la méfiance ambiante : nombre de villageois – voisins, amis de toujours ou simples connaissances – n’osaient plus se regarder en face, chacun se pressait de regagner ses pénates au retour du boulot ; bref, le village s’enfonçait chaque jour dans une paranoïa croissante.

Comme en ’52. Von Nabis soupira, fixant sa sole meunière d’un regard absent. Il était attablé au ‘Matou’, le bistrot du village. Loup-garou oblige, l’établissement était presque vide, n’eût été de deux ou trois clients qui tentaient obstinément de mener une existence à peu près normale. À la table voisine, une femme avait le nez plongé dans ‘Le Meurtre de Roger Ackroyd’. Plus loin sur sa droite, Von Nabis put reconnaître l’agent Dryss, assis près de la fenêtre, discutant à voix basse avec une jeune femme aux cheveux noirs bouclés.

Le tenancier – un jovial quinquagénaire dont tout le monde ou presque avait oublié le nom et qu’on avait surnommé Winterspoon, pour une raison qui échappait encore au détective – fixait son restaurant vide les bras croisés, reniflant tristement de temps en temps. L’homme, se rappela Von Nabis, s’était occupé de ce restaurant presque toute sa vie, restaurant qu’il avait repris de son père. D’ordinaire, il passait la plupart de ses soirées à échanger des plaisanteries et des bons mots avec les habitués du coin – ce qu’il préférait entre tout, Von Nabis le savait, était de sortir sa pipe, un peu après dix heures et de discuter avec les deux ou trois amis qu’il lui restait encore. Winterspoon avait eu une famille, un jour – un gosse, peut-être – mais on ne les avait plus vus depuis vingt ou trente ans. Le détective ne savait ce qu’il en était advenu.

Von Nabis déposa sa fourchette d’un geste las et se frotta les yeux longuement. Il n’aimait pas la tournure que prenait l’enquête. Il ne l’aimait pas du tout, même.

« Et sinon, c’est une habitude à vous », fit une voix, « de passer votre vendredi soir à méditer devant les entrailles de morue ? »

Le détective tourna la tête vers la table voisine. La lectrice acharnée y était assise, cheveux courts et coupés à la garçonne, l’œil vif et les pommettes saillantes, plongée dans son roman, dont elle soulignait quelques passages avec un stylobille. Elle ne quitta pas son livre des yeux, mais Von Nabis crut deviner dans sa pupille une certaine lueur moqueuse. Il se cala sur le dos de sa chaise avec une désinvolture calculée :

« Non, les vendredis, je lis l’avenir dans l’intestin de soles.
- Et c’est fiable ?
- Parfois. C’est surtout qu’ils les font si bien, ici.
- Ha ! Je ne savais pas que l’avenir était une question de papilles.
- Les temps changent. Après tout, les journalistes avaient bien l’habitude, jadis, d’aborder leurs interlocuteurs avec un peu plus de candeur, ne trouvez-vous pas ? »

Elle garda les yeux fixés sur son livre, mais Von Nabis put voir à la légère crispation de ses épaules qu’il avait vu juste.

« J’ai bien peur de ne pas saisir la nuance de votre…
- Carabosse, journaliste et rédac’ chef de l’Écho des Falaises. 27 ans. Diplômée en lettres à l’Université de Montréal, n’a jamais suivi d’études en journalisme. A repris l’Écho à la retraite de Perry White.
- Hmph. Vous avez fait votre boulot.
- Plume mordante. Hélas plutôt méconnue hors de sa Gaspésie natale, ce qui titille un peu son orgueil, mais qu’y peut-elle vraiment ?
- Elle y travaille.
- Je n’en doute pas. Un soir d’octobre, elle voit donc Von Nabis attablé au Matou – le Von Nabis, engagé par Jnst Grimard pour faire la lumière sur cette sombre histoire. Elle tente sa chance. Se dit que si elle peut livrer le scoop ; dévoiler le coupable avant même les grands du Devoir et de La Presse, elle peut se faire un nom dans le milieu.
- Et vous avez lu tout ça dans les entrailles de poisson ?
- Mieux : dans celles de ma secrétaire. Elle m’a préparé un dossier sur les habitants de ce charmant patelin.
- Ah ha ! Le secret du grand Von Nabis enfin dévoilé.
- Une révélation qui me terrasserait à jamais, je n’en doute pas. Mais vous aviez quelques questions à me poser sur l’enquête ?
- Ah, vous seriez disposé à y répondre ? Et moi qui avais inventé un terrible stratagème pour vous arracher quelques bribes d’information. »

Elle déposa son livre d’un geste sec et sortit un petit carnet de sa poche. Avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche, le détective l’interrompit de la main.

« Mademoiselle, je veux bien vous accorder cette entrevue. Seulement voilà, j’exige aussi quelque chose en retour.
- …Dites.
- J’ai besoin de vos impressions sur cette affaire, Mademoiselle. À vrai dire, j’ai besoin d’un regard extérieur. Vous avez sans doute déjà mené votre propre enquête sur la question.
- Sauf votre respect, cette affaire fait la une de tous les journaux de la région depuis près de deux mois. Bien sûr que-
- Voilà bien ce que je pensais. En tant que journaliste, vous avez donc pu consulter nombre de sources, nombre d’acteurs de cette affaire. Au fil de votre enquête, vous avez récolté quantité d’informations.
- Hmph. Vous me demandez de me départir d’éléments confidentiels. D’informations que j’ai récoltées à grand-peine, parfois dans la confidence la plus absolue. Tout ça pour une entrevue ?
- C’est à prendre ou à laisser. Si ça peut vous rassurer, je ne crois pas que vous m’appreniez quoi que ce soit que je ne sache déjà. À ce stade, j’ai surtout besoin de… de confirmer mes impressions. Voir si certains éléments m’auraient échappé – et seraient susceptibles d’alimenter mon intuition. »

Elle réfléchit un instant.

- Je veux davantage. Je veux l’exclusivité.
- L’exclusivité ?
- Le jour où vous aurez identifié le coupable – si le cas se présente – je veux être la première informée. Je veux pouvoir mettre sous presse une bonne journée avant tout le monde. »

Von Nabis fronça les sourcils, plongea la main dans sa poche. Y trouva son briquet.

Clic.

« Marché conclu. Maintenant, qu’avez-vous trouvé ? »

* * *

Carabosse déposa son carnet sur la table avant de tourner sa chaise en direction de Von Nabis. Sa voix était posée, mais elle parlait avec énergie et excitation, comme un scientifique sur le point de présenter à ses pairs une théorie particulièrement brillante.

« Où commencer ? Pour moi, tout est lié à l’été ’52. »

Von Nabis approuva d’un signe de tête, l’incitant à continuer. Elle se racla la gorge et poursuivit :

« En 1952, donc, un tueur en série commence à sévir dans la région. Il laisse derrière lui une longue série de corps mutilés – coups de griffe, morsures, bras et jambes arrachés. Les meurtres sont d’une sauvagerie sans nom.
- Exact. De Rimouski à Gaspé, en passant bien sûr par Cap-Chat, on s’inquiète. Les gens rentrent chez eux plus tôt, le soir.
- Surtout les soirs de pleine lune. Ça n’est pas toujours le cas, mais le tueur agit généralement les soirs de pleine lune. Il ne fallut pas beaucoup de temps avant qu’un patronyme ne lui soit attribué : le Loup-garou. »

Elle but une gorgée d’eau avant de reprendre :

« Bref… le tueur commet, oh… une bonne dizaine de meurtres, peut-être. Sans jamais qu’on puisse l’arrêter.
- C’est exact. Il a fait trois victimes rien que dans ce petit village. D’A, un pêcheur du coin. Balthy, un ancien policier, l’ancien partenaire – et ami – de Bixive, je crois bien. Et puis… et puis Xinome.
- Une amie à vous, je crois ?
- Une amie à moi. La sœur d’Ysengrain. Oh, ce ne fut jamais rien de plus qu’une amie, bien sûr, mais c’était tout de même quelqu’un de proche. L’une de mes rares proches, à l’époque. Lorsque nous avons appris sa mort, lorsque Bixive a sonné à la porte pour nous prévenir qu’on avait trouvé un autre corps, un autre cadavre… Ysengrain était dévastée. Je lui ai promis que j’allais trouver le salaud qui avait fait le coup. Que j’allais le traîner en justice.
- Et vous n’y êtes pas parvenu ?
- Pas tout à fait, non. Pas autant que je l’aurais voulu. »

Carabosse se permit un sourire énigmatique que Von Nabis n’apprécia pas beaucoup.

« À quoi pensez-vous ?
- Oh, à rien, M. Von Nabis. Je me disais simplement que vous aviez oublié une autre victime.
- Ah bon ?
- Lawliet.
- Hmm, ce nom me dit quelque chose. J’avais consulté son dossier, à l’époque. Si je ne m’abuse il ne vivait pas ici, Mademoiselle, mais à Gaspé.
- Correction : il ne vivait plus ici. Il a passé toute son enfance au village – c’était avant votre naissance, je peux comprendre que vous ne vous en souveniez pas. Il a quitté le village pour Gaspé avec sa mère dès l’âge de dix ans.
- Et son père ?
- Son père est resté ici. On raconte qu’il est aujourd’hui propriétaire d’un petit bistrot à Cap-Chat. »

Elle lui jeta un regard entendu.

« Vous voulez dire que… ?
- Oui. En plus de D’A, Balthy et de votre pote Xinome, le fils de Winterspoon a aussi été victime du Loup-garou. »

Von Nabis jeta un regard au propriétaire en question. L’homme s’était depuis attablé dans un coin sombre du bistrot, balayant la salle presque vide du regard.

« Je n’en ai jamais rien su.
- Oh, il ne fait pas montre de sa tristesse. Mais il en a souffert. »

Le détective se gratta la tête, avant d’avaler une autre bouchée de sa sole tiède. Carabosse haussa les épaules et reprit son exposé.

« Donc. Le Loup-garou se lève un jour d’été en 1952 et commet une série de crimes atroces. Et puis quelques mois plus tard – fin octobre, je crois bien – tout s’arrête. Du jour au lendemain, il s’évapore dans la nature pour ne plus reparaître… jusqu’à ce jour de 1969, dix-sept ans plus tard.
- Hmm.
- Mais cette fois, tout est différent. »

Von Nabis laissa transparaître un fin sourire. « Ah ha, voilà qui devient intéressant. Que voulez-vous dire, Mademoiselle ? », fit-il d’un ton mesuré.

« Ce que je veux dire, Von Nabis, c’est que… ce n’est plus la même chose. Ce ne sont plus les mêmes meurtres. En 1952, les cadavres étaient laissés en pleine nature – éventrés sur la voie publique, décapités sur la plage ou en forêt, je ne sais.
- Et maintenant ?
- Maintenant, le Loup-garou les enferme. Commet des crimes impossibles, inconcevables. Meurtres en chambre close. Toutes ces choses.
- Ha ! Vous avez l’œil. J’ai toujours pensé, en effet, que les crimes de ’52 émanaient d’une pulsion incontrôlable, sanguinaire. Le Loup-garou est un malade mental, Mademoiselle – et croyez-moi, j’ai vu beaucoup de tueurs en série. La plupart sont froids, méthodiques – orgueilleux à l’excès, bien sûr, mais en contrôle de la situation. Le tueur de ’52, par contre, semblait presque un animal – comme dépassé par une envie monstrueuse.
- Et dix-sept ans plus tard, il ne vous laisse plus la même impression ?
- Non, pas du tout. Ses crimes sont savamment orchestrés – leur exécution réglée au millimètre. Contrôle parfait de la situation. On avait un animal, on a un chef d’orchestre.
- Du coup, soit il a changé du tout au tout, soit…
- … ce n’est plus le même tueur. »

Ils se regardèrent un instant, en silence.

« À votre tour, maintenant, Von Nabis. Je vous ai détaillé mes impressions sur cette histoire ; à vous de partager les vôtres. Vous disiez avoir promis à Ysengrain de débusquer le tueur de ’52, pas vrai ?
- C’est exact. Et j’ai bel et bien mené l’enquête. Voyez-vous, le meurtrier agissait à l’échelle de la région. La police était complètement dépassée – ne savait pas où se tourner. Dans quel village enquêter.
- Mais vous, vous saviez ?
- Je supposais. Le Loup-garou avait commis près du tiers de ses meurtres dans ce petit village d’à peine 200 habitants. Pourquoi ici ? Pourquoi Cap-Chat ? Un homme venu de l’extérieur par trois fois dans une aussi petite bourgade – le jour-même des meurtres – aurait attiré les soupçons. Il fallait donc…
- Que le Loup-garou habite ce village ? Rien de bien transcendant, si vous voulez mon avis », fit-elle avec une petite moue.
- Voilà justement l’élément important. Si vous et moi pouvons convenir sans grande difficulté que le meurtrier a plus de chance d’habiter Cap-Chat, pourquoi n’a-t-il jamais été inquiété par la police ?
- Le Loup-garou en faisait peut-être déjà partie ? S’il menait l’enquête sur sa propre personne, il lui aurait été simple de dévier les soupçons.
- Non, je ne crois pas. Rappelez-vous : le Loup-garou tuait à l’échelle de la région. Il n’avait pas autorité sur tous les commissariats de la province.
- Mais alors ? Qui pouvait bien détenir une telle autorité ?
- Voilà justement la question qui me taraudait. Pourquoi tant d’incompétence au sein de la police ? Pourquoi diable le Loup-garou n’avait-il pas été arrêté ? Pourquoi le Loup-garou était-il autant protégé ? Et j’ai compris. Ou du moins j’ai cru avoir compris. Il n’y avait qu’un homme qui pouvait jouir d’une aussi grande considération à travers la région, qu’un homme qui pouvait massacrer comme il l’entendait dans le village sans attirer les soupçons, qu’un homme qui pouvait aussi voyager à travers la Gaspésie sans que ses déplacements n’intriguent en haut lieu. Qu’un homme que les autorités avaient intérêt à écarter de l’enquête. »

Carabosse comprit avant qu’il n’ait eu le temps d’achever sa démonstration.

« Jnst.
- Lui-même en personne.
- Mais… pourquoi ?
- Je vous l’ai dit : le Loup-garou est un fou furieux. Un monstre. Mais Jnst était à la tête d’une grande entreprise, qui fournissait emplois et investissements pour des milliers de personnes à travers la région. Que pensez-vous qu’il serait advenu si on avait découvert son terrible secret ? La compagnie aurait perdu son capitaine – et avec elle beaucoup de son crédit. C’eût été très mauvais pour la région. Était-il immunisé à toute enquête pour autant ? Non, je ne crois pas – si on avait trouvé des preuves accablantes, je crois que la police aurait été forcée de réagir. En l’occurrence, on a simplement découragé les inspecteurs de creuser trop avant dans la vie privée du bienfaiteur de la Gaspésie.
- Et qu’avez-vous fait ?
- Je… je me suis dit que je n’avais – contrairement aux autorités – rien à perdre à faire éclater la vérité. Je suis allé le confronter un jour, à son manoir – ayant bien pris soin d’aviser quelques personnes de mon intention, histoire qu’il ne me fasse pas disparaître pour me réduire au silence.
- Et donc ?
- Et donc… la visite s’est… notre rencontre a eu lieu. J’ai, euh… j’ai décidé qu’il valait mieux que je quitte le village au plus vite pour Montréal.
- Quoi !? Vous avez juste tout plaqué comme ça ?
- J’avais mes raisons.
- Vous aviez vos raisons ? Vous savez quoi, Von Nabis, je crois bien qu’il vous a corrompu, comme tous les autres. »

Le détective regarda Carabosse en silence pendant quelques instants, une expression indéfinissable dans le visage.

« Pensez ce que vous voulez, Mademoiselle. Quoi qu’il en soit, les crimes se sont arrêtés après cet entretien et mon départ subséquent.
- Hmm… Jnst a sans doute été bien plus prudent. À partir de ce moment, je crois d’ailleurs qu’on a commencé à le voir beaucoup moins, lui et sa femme, Dahlia. Il s’enfermait dans le manoir avec elle, prétendument pour prendre soin d’elle. Elle aurait couvert une longue et grave maladie, disait-il parfois. Et puis, trois ans plus tard, on l’a retrouvée pendue dans sa chambre. La police avait conclu à un suicide, mais…
- Vous n’y croyez pas ?
- Je pense qu’elle était au courant des agissements de son mari, mais qu’elle ne pouvait rien faire. Je crois que lorsque vous l’avez confronté, Von Nabis, il a cru qu’elle vous avait tout dévoilé ; il a donc voulu l’écarter du jeu, l’enfermer, pour sauver sa propre peau.
- Théorie intéressante. »

Son assiette était désormais définitivement refroidie, mais Von Nabis n’y prêta pas attention, avalant quelques bouchées d’un air distrait, avant de reprendre :

« Et puis 17 ans plus tard, le Loup-garou – peut-être le même homme, peut-être un autre – se lève et recommence son manège sanglant. Sauf que lui se plaît à inventer des stratagèmes infiniment complexes, des énigmes audacieuses. Pour quelles raisons ? Nul ne le sait. »

Carabosse le toisait avec méfiance, une lueur étrange dans le regard.

« Vous voulez que je vous dise, Von Nabis ? À vous entendre, le portrait du coupable commence à prendre forme, lentement.
- Oh ? Et à quoi ressemble-t-il, selon vous ?
- À vous. »

Le détective faillit s’étouffer.

« Moi ?
- Comme vous dites, il y a de grandes chances que le Loup-garou de 1952 et celui de 1969 soient deux tueurs distincts. Vous semblez croire que Jnst puisse être celui de 1952 ; seulement voilà, vous n’avez jamais réussi à l’arrêter. Soit qu’il vous manquait des preuves, soit qu’il était, comme vous dites, trop protégé par les autorités. Toujours est-il que dans votre négligence, vous l’avez laissé filer. Et à cause de vous, vous êtes-vous peut-être dit – à cause de vous, Dahlia Grimard est morte.
- Vous me décevez, Carabosse. Je vous croyais astucieuse. Si je me sentais coupable, comme vous dites, n’aurais-je pas simplement… tué Jnst ? »

Elle secoua la tête.

« Non, vous auriez voulu qu’il paie pour ses crimes. Vous auriez voulu le traîner devant la justice. De fait, vous avez éliminé ses plus proches alliés dans le but de lui faire porter le chapeau. La mort de Narcisse ? Le stratagème visait à faire croire que le meurtrier s’était déjà introduit dans le mausolée – bref, qu’il détenait un double de la clef. Cela ne pouvait qu’accuser Jnst. La mort d’Osuniev, dans des circonstances impossibles ? Destinée à faire accuser Jnst, encore une fois. Resté en arrière avec quelques amis, il aurait pu facilement s’introduire dans la chambre du prêtre. Au mieux, le plan fonctionnait et Jnst se serait enfin vu traîné devant la justice. Au pis, vous écartiez quand même ses alliés les plus proches, l’isolant et l’affaiblissant davantage. »

Von Nabis ne dit rien, repoussant de la main ce qu’il restait de son dîner.

« Eh bien ? Vous ne répondez pas ?
- Je ne vois pas pourquoi je devrais répondre. Vous avez tort, Mademoiselle. Terriblement, terriblement tort, mais c’est votre problème. Je présume que puisque vous me soupçonnez de tous les maux de la terre, ce sera notre dernière entrevue ?
- Mais bien au contraire, Monsieur, bien au contraire ! Si mon intuition est juste et que vous êtes bien le meurtrier, j’espère plutôt avoir la chance de vous parler à nouveau ! Les confessions d’un meurtrier – voilà bien une histoire que j’aimerais parapher.
- Je crains que de ce côté-là, vous fassiez fausse route, Mademoiselle.
- Peut-être, Monsieur. Peut-être. Entretemps, je préfère vous avertir : si je viens à quitter ce monde prématurément dans un de vos funestes stratagèmes, les détails de cette conversation seront envoyés aux grands quotidiens du pays. Vous ne pourrez me réduire au silence, j’en ai bien peur. Bonne soirée, Monsieur le détective, et merci pour tout. La conversation fut des plus enrichissantes. »

À ces mots, elle se leva prestement, glissa son roman et son carnet dans son sac à main, laissa un billet sur la table et quitta le bistrot d’un pas vif, sans jeter un regard derrière elle. Von Nabis la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse à l’angle de la rue. Haussant les épaules, il se leva à son tour et demanda l’addition.

* * *

Winterspoon quitta son poste et passa derrière le comptoir. Ils étaient tous les deux seuls dans le restaurant, désormais, Dryss et sa compagne ayant quitté les lieux depuis un bon quart d’heure déjà.

« À votre place, je me méfierais de cette Cara.
- Je vous demande pardon ? »

Le propriétaire lui adressa son sourire le plus avenant.

« Vous excuserez, j’espère, ma terrible impolitesse, mais j’ai cru surprendre quelques bribes de votre conversation. Vous devriez faire gaffe avec les journalistes – et surtout avec elle. Une minute, on croit qu’ils sont de notre côté, qu’ils opinent en notre sens ; le lendemain, ils vous assassinent publiquement.
- Hmm.
- Si vous voulez mon avis, cette affaire n’est promise qu’à une terrible tempête médiatique. Tous ces journalistes gravitant autour d’ici, n’ayant rien à se mettre sous la dent… Je plains celui ou ceux qui seront emportés par l’inévitable explosion. M’enfin, si vous avez besoin d’aide dans votre enquête, faites-moi signe, hein ! Je serais ravi de partager mes informations avec vous. Vraiment ravi.
- Euh… merci.
- Je suis sérieux, hein ? Hésitez pas. Et sinon, ça avance bien, votre enquête ? Vous avez trouvé quelque chose ? Si vous trouvez quelque chose, vous me ferez signe. Comme je vous dis, j’en ai vu passer, des choses, au village, depuis les années. Si vous trouvez quelque chose, je pourrai peut-être vous aider à en décoder la signification.
- J’y songerai. Bon, euh… bonne soirée. Et merci pour tout. »

Il quitta l’établissement sans attendre la réponse. Qu’est-ce qu’il est lourd ! Soit je me trompe lourdement, soit notre ami Winterspoon a une dent contre ce cher Loup-garou.

Frissonnant dans la brise du soir, Von Nabis se hâta de reprendre le chemin de sa voiture. Il prit place à l’intérieur, mit la clef dans le contact et se frotta longuement le visage de deux mains lasses.

Et réfléchit.
Et réfléchit.
Et réfléchit.
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MessagePosté le: 20 Mai 2013, 11:27    Sujet du message: Répondre en citant

Ysengrain
Cap-Chat. 20 octobre 1969. 23h05.
Cinquième énigme.


« …vous ?
- Moi.
- Je croyais pourtant avoir demandé Von Nabis ?
- Votre enthousiasme à ma présence me touche sincèrement, M. le commissaire, mais il n’a pas jugé utile de faire le déplacement.
- Pas utile ? Le Loup-garou vient d’éventrer une autre victime ; il est payé pour élucider ces questions. Je veux bien lui rendre service et l’avertir que le Loup-garou a frappé à nouveau, mais s’il m’ignore, je ne me plierai plus en quatre pour l’aider.
- Avec tout mon respect, vous dites n’importe quoi. Nous savons tous deux très bien que vous avez demandé sa présence simplement parce que vous n’êtes pas fichus de comprendre seuls comment le Loup-garou commet ces meurtres – et que Von Nabis est le seul capable d’éclairer vos lanternes.
- Avec tout mon respect, si seul Von Nabis est « le seul capable d’éclairer nos lanternes », comme vous dites, je ne vois pas comment votre présence pourra donner un coup de pouce à notre enquête, Ysengrain.
- En ce qui concerne le Loup-garou, peut-être. Mais selon Von Nabis, ce crime-là n’est pas l’œuvre du Loup-garou.
- Hein ? Le cadavre de la victime comporte pourtant tous les signes annonciateurs de-
- C’est à Von Nabis qu’il faut le dire. Il a été formel : ce crime n’est pas du ressort du Loup-garou.
- Il a dit ça ? Tiens donc.
- C’est pour cela qu’il m’a envoyée à sa place. Je ne peux pas dire que je me sens terriblement flattée de jouer les seconds couteaux ainsi, mais je ne partage pas encore ses certitudes.
- Bon. Si vous y tenez. »

Ysengrain avait passé la soirée au ‘Matou’ en compagnie de Von Nabis, échangeant avec lui quelques réflexions et hypothèses sur l’enquête en cours. Leur conversation avait été interrompue vers 22h15 par Winterspoon, qui avait avisé le détective que le commissaire Bixive souhaitait lui parler au téléphone.

« Enaëlle de Saint-Yllène a été assassinée dans des circonstances inexplicables », avait-il annoncé à son retour. « La police croit que le Loup-garou est derrière tout ça. Pour ma part, je suis presque sûr que non, mais si vous avez envie d’aller y jeter un œil, je ne vous retiendrai pas ».

* * *


La maison des Saint-Yllène était assez spacieuse – l’impression de liberté et de grandeur étant renforcée par l’absence de murs au rez-de-chaussée [voir illustration ci-jointe*]. Le hall donnait en effet sur une grande pièce ouverte, subdivisée en plusieurs aires. Immédiatement à la gauche du hall figuraient une table ronde et deux divans, lesquels faisaient office de salon. Plus loin, dans le coin de la pièce, cernée par quelques comptoirs, on avait installé la cuisine. Longeant le mur de gauche jusqu’au coin suivant, on pénétrait alors dans la salle à dîner. Enfin, le mur du fond était cerclé sur la gauche par une volée d’escaliers menant à l’étage (et aux chambres), et sur sa droite par le bureau d’Enaëlle. C’est dans ce bureau qu’on avait retrouvé le corps de la victime.

* N.B.: Les pointillés ne sont pas des murs, mais des subdivisions théoriques pour faciliter la compréhension (bureau excepté, le rez-de-chaussée est une pièce sans mur). Par ailleurs, les traits perpendiculaires au mur sont soit des fenêtres, soit des portes (les portes sont identifiées comme telles ; si ce n'est pas identifié, c'est que c'est une fenêtre).

Prenant place à divers endroits dans la grande pièce – assise sur un des divans du salon, debout contre les comptoirs de la cuisine ou attablée dans la salle à dîner – Ysengrain remarqua qu’on pouvait en tout temps apercevoir la porte du bureau d’Enaëlle.

« Vous avez des suspects ? », demanda-t-elle à Bixive, qui la suivait des yeux dans ses démarches.
- Autre que le Loup-garou, vous voulez dire ?
- C’est ça. Si l’hypothèse de Von Nabis est avérée, une tierce personne a voulu faire porter le chapeau au Loup-garou ; qui pouvait donc avoir un intérêt dans la mort d’Enaëlle ?
- Hmm… Maintenant que vous le formulez de cette façon, je vois bien deux suspects. »

Il désigna du doigt deux personnes assises dans le salon, attendant les résultats de l’enquête avec un désarroi palpable. Elle reconnut Tristana, jeune fille de 24 ans dont le visage était cerné de longues boucles noires, et Milambar, quinquagénaire jadis très sportif qu’une crise avancée de sclérose en plaques avait gravement paralysé.

« D’un côté, vous avez Milambar, son mari. Ils étaient tous deux en froid depuis quelques mois – selon la rumeur, Enaëlle avait fréquenté un ou plusieurs amants depuis l’aggravation de l’état de son mari – il est de tempérament assez jaloux. De l’autre, il y a Tristana, leur fille ; elle ne vit plus chez ses parents depuis quelques années, mais elle avait besoin d’argent ces derniers temps pour rembourser de lourdes dettes. Possible qu’elle soit revenue ces derniers jours pour récolter un peu d’argent, que sa mère ait refusée et que la chose ait dégénéré dans un geste de désespoir.
- Très bien. Pouvons-nous retracer le fil des événements ?
- Tout à fait. À 17h30, Enaëlle revient chez elle après avoir fait une petite balade à l’extérieur. Elle embrasse sa fille et son mari dans le salon, puis rejoint son bureau, au rez-de-chaussée. À 19h30, elle le quitte, le verrouille et s’enferme dans sa chambre, à l’étage. Un peu avant 20h30, nous recevons un coup de fil du Loup-garou nous avisant qu’Enaëlle a été assassinée. Nous dépêchons un agent pour constater les faits, qui découvre le corps de la victime… dans son bureau verrouillé de l’intérieur, sans que quiconque l’ait vue quitter sa chambre.
- Comment peut-on pénétrer dans ce bureau ?
- Il n’y a qu’un seul accès, en fait : la porte. Selon Milambar et Tristana, Enaëlle était plutôt du genre parano : elle la verrouillait toujours lorsqu’elle n’y était pas. De plus, elle avait fait condamner la seule fenêtre donnant sur l’extérieur : bref, la porte verrouillée constituait le seul accès à la pièce.
- Et la clef ?
- On l’a retrouvée sur son corps. Elle la gardait en permanence sur sa personne.
- Bon, voilà qui est effectivement très troublant. Avec votre permission, j’aimerais discuter avec les témoins : j’y verrai sans doute plus clair. »

* * *


Bixive ayant donné son assentiment, Ysengrain s’assit bientôt en face à Milambar, sur un divan. Dehors, elle entendait le vent rugir par la fenêtre située juste derrière son dos. Tristana avait profité de l’arrivée d’Ysengrain pour fumer une cigarette, au-dehors.

« M. Milambar, ce que je vais vous demander risque de vous être très difficile, mais c’est une démarche nécessaire. »

L’homme lui fit comprendre des yeux qu’il était prêt à lui venir en aide. Elle remarqua qu’il ne bougeait presque pas, se contentant de gestes très économes de la tête pour manifester son approbation ou son désaccord, au besoin. Sa voix était rauque, épuisée.

« M. Milambar », fit-elle, « j’aimerais que vous retraciez avec moi le fil des événements de la soirée.
- Dois-je vraiment encore tout raconter ? Je l’ai déjà dit à M. le commissaire et à M. l’agent qui a découvert le corps de… de…
- Ça peut nous être d’une aide énorme, oui. Tout d’abord, j’aimerais savoir ce que vous avez fait entre l’arrivée de votre femme et la découverte du corps.
- Que pensez que j’ai fait ? Courir le marathon ? Dans mon état, vous imaginez ! Je n’ai presque pas quitté ce divan – celui-là même sur lequel je suis assis – si ce n’est pour dîner avec ma fille vers 19h35. M’enfin : vers 17h30, donc, ma femme est revenue du boulot.
- Permettez-moi de vous interrompre, mais comment saviez-vous qu’il était 17h30 ?
- J’ai une montre. En tournant à peine le poignet, je peux voir l’heure sans avoir à bouger le cou.
- Très bien, continuez, je vous prie.
- Bon. Donc vers 17h30, ma femme rentre à la maison. À ce moment, Tristana discutait avec moi dans le salon. En entrant, Enaëlle nous embrasse tous les deux et court rejoindre son bureau. Depuis quelques mois, elle était un peu plus distante. Avec moi, c’était graduel – depuis que les symptômes ont commencé à apparaître, elle s’est éloignée petit à petit. Avec Tristana, par contre… je crois que c’est depuis qu’elle s’est fait son nouveau copain, une sorte de blanc-bec de trois ans son cadet. Je ne l’ai jamais rencontré, mais Enaëlle l’avait pris en grippe et depuis, mère et fille ne se parlaient presque plus.
- Pour en revenir au vif du sujet, M. Milambar…
- Oui, excusez-moi !
- Qu’avez-vous fait après cela ?
- La fatigue de la journée commence à s’accumuler ; du coup, je fais un petit somme d’une heure – entre 17h30 et 18h30, directement depuis mon divan.
- D’accord.
- À 18h30, Tristana me réveille et me demande ce que j’aimerais manger. Quand elle est de passage à la maison, c’est habituellement elle qui prépare le dîner, vous comprenez ? Je lui réponds et elle commence à préparer le repas, depuis la cuisine. Nous discutons pendant une heure, moi assis dans le salon, elle debout dans la cuisine.
- Je comprends.
- Vers 19h30, Enaëlle quitte le bureau et monte directement à l’étage, sans même nous adresser un mot. Elle pouvait être sujette à de grandes crises de fatigue, vous comprenez, et quand elle se mettait dans cet état-là, elle filait à sa chambre sans plus de cérémonie. Enfin. Cinq minutes plus tard, Tristana et moi nous installons pour manger dans la salle à dîner. Vers 20h30, on cogne à la porte. Tristana file ouvrir : surprise, c’est la police.
- Entre 19h30 et 20h30, avez-vous vu Enaëlle revenir dans son bureau ?
- Absolument pas. Depuis la table de la salle à dîner, j’ai une vue imprenable sur l’escalier et son bureau : personne n’y est entré.
- Très bien. À 20h30, donc, la police sonne à la porte ?
- Voilà. Un agent nous explique que le commissariat a reçu un coup de fil anonyme du Loup-garou – à partir de là, je commence à m’inquiéter ; on l’avait certes vue il y a une heure à peine, mais on ne sait jamais avec ce maniaque-là. Du coup, on insiste pour qu’il entre vérifier que tout est en ordre. Ma fille m’aide à me déplacer jusqu’à l’escalier, où je m’assois en attendant des nouvelles que j’espère heureuses.
- Et puis ?
- Et puis l’agent de police fonce dans la chambre, à l’étage, mais ne la trouve pas. Il fouille rapidement toutes les pièces de la maison, sans rien trouver non plus. Là, je commençais à vachement m’inquiéter – en désespoir de cause, je me dis qu’elle est peut-être dans le bureau, dernière pièce qu’on n’a pas encore fouillée. Ma fille me soutient jusqu’à la porte, que j’essaie d’ouvrir, sans succès : verrouillée, bien sûr. Tristana essaie aussi d’ouvrir la porte, mais elle est bel et bien fermée à triple-tour. Elle cogne deux, trois fois ; nous l’appelons tous les deux, sans succès. Je me redirige vers le salon, épuisé.
- Que s’est-il passé ensuite ?
- Eh bien… l’agent de police redescend au rez-de-chaussée ; nous lui expliquons que la seule pièce où elle pourrait encore se cacher est son bureau. Il se propose d’enfoncer la porte : nous acceptons. Il joint le geste à la parole et, en quelques coups d’épaule bien sentis, pénètre dans la pièce. Nous voyons tous deux qu’il retient à grand-peine un cri d’effroi – ma fille se précipite à l’intérieur ; je l’entends hurler. Je… ma femme était là. Déchiquetée. »

* * *


« M. Dryss – Monsieur l’agent, je veux dire – c’est vous qui étiez de service au commissariat ce soir-là, pas vrai ?
- Oui, c’est exact, Mam’zelle Ysengrain.
- Ça vous dérange si je vous pose quelques questions ? Quelques détails me chiffonnent dans le récit de Milambar et je voudrais voir si ça colle avec ce que vous avez vu.
- Pas de souci.
- Bon. Pouvez-vous me dire ce que vous avez vu et entendu ?
- C’est pas très compliqué. À 20h14, je reçois un appel au commissariat. Une voix au bout du fil : le Loup-garou.
- Voix d’homme ou de femme ?
- …D’homme, je crois. On distinguait mal.
- OK.
- Le Loup-garou m’annonce avoir assassiné Enaëlle de Saint-Yllène. On a déjà eu un appel du genre avec la mort de Narcisse : du coup, je n’hésite pas et je file chez Enaëlle. Je sonne : Tristana me répond. J’explique rapidement la chose. On me dit qu’elle est sans doute à l’étage, dans sa chambre.
- Où était Milambar à ce moment-là ?
- Dans la salle à dîner, en train de manger.
- OK. Ensuite ?
- Ensuite, je file à l’étage et fouille rapidement la chambre d’Enaëlle. Vous comprendrez qu’avec l’affaire Osuniev, j’ai fait attention de vraiment tout fouiller : rien à faire, elle n’y est pas. Du reste, la fenêtre de sa chambre est verrouillée de l’intérieur – on n’a donc pas pu sortir par là. Je fais le tour de l’étage : tout est vide ; toutes les fenêtres sont verrouillées de l’intérieur. Le meurtrier n’a pas pu sortir de la maison.
- Hmm…
- Du coup, je redescends au rez-de-chaussée. Le mari d’Enaëlle m’indique qu’elle pourrait théoriquement être dans le bureau, même si elle en était depuis sortie et que personne ne l’avait vue rentrer. Je propose d’enfoncer la porte ; je donne quelques coups d’épaule : hop, me voilà à l’intérieur. Vision terrible : le corps d’Enaëlle, violemment agressé.
- Je vois. Eh bien, merci, M. Dryss... Ah si, une dernière question !
- Oui ?
- Le commissariat garde-t-il par hasard une trace des appels reçus ?
- Malheureusement non : la loi nous interdit - vie privée oblige - de conserver des informations à caractère privé. Des enregistrements ne pouvant faire figure de preuve au tribunal, on ne peut conserver ces appels.
- Je comprends.
- Par contre, votre question m'a fait penser à un autre détail. Un détail qui me chicote beaucoup dans tout ça.
- C'est-à-dire ?
- Le numéro du Loup-garou… Je veux dire, celui à partir duquel il nous a contactés.
- Oui ?
- C’était le numéro personnel de cette maison. Le Loup-garou nous a appelés à partir d’un téléphone dans cette maison.
- …voilà qui est intéressant.
- Le hic, c’est que j’ai vraiment fouillé la maison de fond en comble : il n’y a qu’un téléphone.
- Qui est situé… ?
- Dans la salle à dîner, juste à côté de la table.
- Impossible : à 20h14, heure où le Loup-garou vous a appelé, Tristana et Milambar mangeaient tous deux à deux pas du téléphone. Impossible de saisir le combiné sans se faire remarquer.
- C’est ce que je me suis dit aussi. Et puis quand je leur ai demandé, après coup, si c’est eux qui avaient lâché le coup de fil, ils m’ont tous deux répondu qu’ils n’avaient pas utilisé le téléphone de la soirée – et n’avaient vu personne s’en servir.

* * *


« Mademoiselle, pourriez-vous s’il-vous-plaît retracer les événements de la soirée ?
- Mon Dieu, c’est si dur, mais… je vais essayer. Vers 17h30, donc, Maman revient d’une balade de santé à l’extérieur. Je discutais à ce moment-là avec Papa au salon. Bref, Maman arrive et nous embrasse du bout des lèvres avant de courir rejoindre son bureau. Elle était vraiment distante avec Papa depuis que la maladie l’a atteint – je crois qu’elle n’arrivait plus à supporter d’avoir à s’occuper de lui. Avec moi, ça avait toujours été plutôt tendu, surtout avec mes copains, mais avec Papa…
- Ensuite ?
- Oui, excusez-moi ! Donc bon, après qu’elle se soit retranchée dans son bureau, je vois Papa dodeliner de la tête. Du coup, je le laisse se reposer et je file prendre une petite douche à l’étage. J’en profite aussi pour me pomponner un peu. Vers 18h30, je redescends au salon et réveille Papa, histoire de savoir ce qu’il aimerait manger pour dîner. Je m’attelle aussitôt à la préparation du repas.
- Que s’est-il passé par après ?
- Vers 19h30, je vois Maman sortir du bureau. ‘Salut Maman !’, je fais. ‘Tu nous rejoins pour dîner ?’ Mais pas de réponse : elle file directement à l’étage.
- Avait-elle verrouillé le bureau ?
- Maintenant que je me rappelle, je suis presque sûre que oui ! Dans tous les cas, je l’ai vue s’affairer contre la serrure, donc c’est presque sûr.
- D’accord.
- Vers 20h30, on sonne. J’ouvre : ‘Police’, me lance-t-on à la cantonade. Dryss débarque et nous prévient que le commissariat a reçu un appel du Loup-garou, qui s’en serait pris à Maman. On panique un peu : j’aide Papa à se déplacer jusqu’à l’escalier pendant que Dryss fonce à l’étage voir si tout est en ordre. On n’entend aucun signe d’elle : du coup, on se dit qu’elle a pu revenir dans le bureau – pourtant, on a beau cogner : pas de réponse. On essaie tous les deux d’ouvrir la porte, sans succès : elle était verrouillée. Sur ce, je raccompagne Papa dans le salon ; Dryss redescend, enfonce la porte. Je cours voir ce qu’il en est et… et…
- Votre mère ? »

Tristana fit un signe de tête.

« Morte. Presque déchiquetée. C’était horrible. Horrible. »

* * *


Le corps d’Enaëlle avait été retiré du bureau, quelques traces de craie sur le sol tenant lieu et place de cadavre. Au vu du sang répandu alentours et de la position de la craie, il était clair qu'on avait dû lui faire subir les pires sévices - aux dires de l'équipe de police, les membres de la victime avaient été comme arrachés, son torse broyé sous la force des coups ; la tête avait été tournée dans une position impossible. J'espère sincèrement que l'enfoiré qui a fait ça a au moins eu la décence d'attendre sa mort avant de la charcuter. Elle secoua la tête, portant la main à son front dans un geste de résignation. Quel ignoble boucher se laisse ainsi guider par des sentiments aussi abjects et veules ? Elle fut interrompue dans ses pensées par Bixive :

« Avant que vous me demandiez, Enaëlle est morte d’un coup de poignard au cœur. Les analyses sont formelles : le coup a été donné à bout portant – le meurtrier devait se trouver à un demi-mètre à peine d’elle au moment où il a porté le coup.
- Hmm.
- Autrement, les médecins-légistes ont essayé d’identifier l’heure du décès : il est encore trop tôt pour se prononcer, mais la mort semble être survenue plutôt récemment. Ils nous assurent au moins avec certitude qu’Enaëlle a été tuée après 19h35.
- Très bien.
- Très bien ? Deux témoins ont vu Enaëlle quitter son bureau vers 19h30. Or, on a retrouvé son corps dans cette même pièce – cadavre tué après 19h35. Pourtant, tant Milambar que Tristana l’attestent formellement : personne n’y est entré – ni la victime, ni un éventuel meurtrier. Comment son cadavre s’est-il donc téléporté à l’intérieur ? Et comment le meurtrier a-t-il pris la fuite ?
- Oh, pour ça, ça n’est pas bien compliqué. La solution est en fait fort simple quand on a des yeux pour voir. »

Et vous, avez-vous compris comment Enaëlle a été assassinée ?
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MessagePosté le: 23 Mai 2013, 07:27    Sujet du message: Répondre en citant

Von Nabis
Cap-Chat. 30 octobre 1969. 21h10.
Intermède V


Demain. Une cigarette au bec, frissonnant sous la brise du soir, Von Nabis avait le regard tourné vers les étoiles. Tout se terminera demain. Dix-sept ans de souffrances, dix-sept ans de regrets. Il sortit un carton d’allumettes de sa poche, en craqua une et prit quelques grandes bouffées de fumée. Avec un soupir d’exaspération, il jeta le carton aussi loin qu’il le put. Dix-sept ans de questions trouveront leur réponse demain. Je ferai ce que j’aurais dû faire depuis trop longtemps déjà.

« À quoi penses-tu ? »

Von Nabis se tourna vers elle, quelque chose comme un vague sourire effleurant son visage, presqu’à regret.

« À Xi. »

Un silence.

« L’aimais-tu ? Je me suis toujours demandée, tu sais.
- Tu sais bien que non. Ou du moins pas de cette façon-là. Je n’ai aimé qu’une personne dans ma vie. »

Il eut voulu dire autre chose. Lui dire à quel point il était désolé. Qu’il aurait voulu être plus courageux, plus fort ; qu’il aurait dû être là pour elle. Il resta muet, ses regrets emportés dans l’immensité du ciel.

« Je me demande si ça aurait été possible, pour nous, si… s’il n’y avait pas eu ’52 », fit-elle simplement.
- Je ne sais pas. Je pense que oui. Je suis sûr que oui.
- La première fois que je t’ai vu, tu étais seul. C’était un dimanche, sur la petite plage des Capucins, juste derrière la bicoque de Mandrino. Oh, tu traînais bien avec quelques amis à toi, qui riaient à tue-tête, parlant de conquêtes et autres sujets sans importance. Ils m’ont tout de suite déplu. Mais je t’ai vu, toi, avec eux, mais en même temps pas tout à fait. Tu marchais un peu en arrière – un pas ou deux, peut-être, mais c’était suffisant. Tu t’es baissé. As pris un galet dans ta main. L’as pressé dans ta paume, l’effleurant des doigts. Tu l’as jeté à la mer, avec ce petit air insupportable que tu as quand tu comprends quelque chose avant les autres, comme si tu avais découvert un secret jusqu’alors insoupçonné. »

Von Nabis l’écouta sans mot dire. Il n’osait la regarder, de craindre de voir ce moment se dissiper à tout jamais.

« Et puis tu m’as regardée. Et j’ai compris. ‘Tu n’es pas seule’, me disais-tu des yeux. ‘Ne désespère pas, tu n’es pas seule. Je suis avec toi.’ »

Elle s’arrêta, laissant ses paroles couler dans l’air du soir. Von Nabis attendit qu’elle continue, mais quelque chose dans la façon dont elle avait prononcé ces dernières paroles lui fit comprendre que cette conversation-là était terminée. Elle attend quelque chose de moi, comprit-il. À toi de jouer, me dit-elle.

« Je… je suis désolé. Pour tout. Vraiment, sincèrement, farouchement désolé.
- Pourquoi es-tu parti, Jana ? »

Il n’y aurait pas de gifle, cette fois-ci, Von Nabis le savait, mais la question – la tristesse du ton, la douleur muette – lui fit peut-être plus mal encore.

« Tu le sauras demain. Demain… je mettrai un point final sur cette affaire. Sur toute cette affaire. De ’52 à ’69.
- Pourquoi demain ? Pourquoi pas maintenant ? Je suis là, Jana. Je suis prête. Pourquoi es-tu parti ? Qui est le Loup-garou ? »

Il ne répondit pas. Elle soupira.

« Très bien. Je ne comprends pas ton silence, mais je veux bien croire que tu aies de bonnes raisons. À demain, donc ?
- Oui. Au manoir de Jnst.
- Il y aura du monde.
- Oh oui. Quelques autres. D’autres victimes de cette terrible affaire. Des gens qui méritent de connaître la vérité. Ces personnes méritent d’être présentes, alors que le rideau tombera sur cette tragédie.
- Et moi, je mérite d’être là ?
- En as-tu jamais douté ? Je t’ai invitée la première, tu sais. »

Ils regardèrent encore au loin, quelques instants.

« Bon », fit-elle, « eh bien… à demain, je présume. Je vais essayer de dormir un peu avant la conclusion.
- Oui. Je manque aussi terriblement de sommeil – je ferais bien de me coucher tôt.
- Menteur ! Comme je vous connais, vous n’allez pas vous coucher tôt, mais retourner dans ce ‘Matou’, dans cette taverne au bout de la rue. Il vous reste des points à régler. Des questions à résoudre. Des points sombres à élucider.
- Et comme je vous connais, vous allez faire un crochet par le commissariat pour jeter un dernier coup d’œil au dossier de ‘52. Tenter de comprendre ce qui vous a échappé. Dites bonsoir à Bixive de ma part, voulez-vous ?
- Ha ! Qu’est-ce qui vous dit qu’il y sera ? Il se fait tard après tout.
- Je le sais, c’est tout.
- Est-il invité, demain ?
- Naturellement. Cette affaire le concerne tout autant que nous. »

Il soupira, jeta un dernier regard vers les étoiles et esquissa quelques pas en direction du Matou. Elle a raison. Il reste encore quelques points sombres dans toute cette histoire. Je ne peux pas mettre le passé derrière moi sans avoir définitivement éclairci toutes ces questions.

« Hé, Jana ! »

Il se retourna une dernière fois vers elle.

« Demain, ce sera la pleine lune. Singulière coïncidence, ne trouvez-vous pas ? »

Il esquissa un sourire, haussa les épaules et lui tourna le dos. Bien sûr qu’il le savait. Il le savait peut-être mieux que quiconque.
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MessagePosté le: 26 Mai 2013, 09:37    Sujet du message: Répondre en citant

Von Nabis
Cap-Chat. 30 octobre 1969. 21h27.
Intermède VI ~ Carabosse/Winterspoon II


Si Von Nabis espérait provoquer chez la journaliste une quelconque réaction de surprise, il se trompait lourdement : Carabosse se contenta de hausser un sourcil dubitatif.

« Demain ?
- Demain. Midi. Au manoir des Grimard.
- Et Jnst est-il au courant que vous comptez réquisitionner ses pénates pour fins de démonstration lumineuse ?
- Pas encore, mais nous avions convenu de la tenue de cette petite ‘démonstration’ dès le départ. Il ne protestera pas. »

Carabosse hocha la tête en silence et griffonna quelques mots sur son calepin. Von Nabis en profita pour balayer la salle du regard : comme il s’y attendait, le Matou était presque vide. Le dernier client était parti il y a bientôt une heure ; les tables avaient depuis été desservies et les chaises, rangées dans un coin de l’établissement. Outre Carabosse et lui-même, il ne restait guère dans le bistrot que Winterspoon, qui avait renvoyé ses cuisiniers en cours de soirée et qui astiquait maintenant les derniers couverts, quelques mètres plus loin.

« Si vous comptez démontrer l’identité du Loup-garou », reprit Carabosse avec une pointe d’insolence dans la voix, « pouvons-nous donc nous attendre à des aveux de votre part ?
- Ha ! Encore obsédée par votre théorie de départ ?
- C’est la seule qui se tienne jusqu’à maintenant. » Elle déposa son calepin et fit mine de compter sur ses doigts d’un air concentré : « Un : le mobile. Vous soupçonnez Jnst d’avoir massacré une dizaine de pauvres âmes innocentes – dont votre bonne amie Xinome – il y a dix-sept ans de cela. Vous avez honte d’avoir fui le village sans l’avoir confronté plus avant ; du coup, vous voyez dans la mort de Narcisse et des autres une occasion de le faire payer pour ses crimes. Deux : le modus operandi. Qui d’autre qu’un détective privé narcissique et obsédé pour inventer des chambres closes pareilles ? En fait, vous profitez de vos crimes pour accroître votre réputation : vous seul êtes capable de résoudre les crimes du Loup-garou, au nez et à la barbe de la police. Trois : les circonstances aggravantes. Pendant dix-sept ans : le Loup-garou disparaît. S’évapore dans la nature. Et hop, comme par magie, les crimes recommencent dès votre retour au village. Drôle de coïncidence, vous ne trouvez pas ?
- Les crimes ont recommencé quelques jours avant mon retour au village ; j’étais loin quand Narcisse est mort. »

La journaliste eut un sourire de satisfaction.

« Menteur. Vous avez réservé une chambre à l’Hôtel des falaises pour la nuit du 29 août. La patronne m’a d’ailleurs confirmé que vous en aviez bel et bien pris possession cette nuit-là.
- Hmph.
- Ais-je besoin de vous rappeler que le cadavre de Narcisse a été retrouvé le lendemain de votre venue ? Non, je ne crois pas. Mais alors, dites-moi, si vous êtes innocent, pourquoi vous être caché dans votre chambre pendant quelques jours, avant de débarquer comme par magie chez Jnst le 3 septembre, comme si vous étiez tout juste arrivé de Montréal ?
- C’est Jnst qui a demandé à m’engager, vous savez-
- La belle affaire ! Vous avez une secrétaire, pas vrai ? Tous les détectives ont une secrétaire.
- Oui.
- Eh bien, vous deviez vous douter que Jnst ferait appel à vous pour élucider la mort de son fils ; il suffisait à votre secrétaire ou à quelque autre de votre connaissance d’accuser réception de l’appel de Jnst, de vous téléphoner – et hop, vous pouviez vous présenter chez Jnst, ni vu, ni connu. »

Von Nabis se tut pendant quelques instants, tandis que Carabosse le toisait avec sévérité.

« La police est peut-être dupe, M. Von Nabis, mais pas moi. Depuis le début, je me suis douté qu’il y avait quelque chose de pas net chez vous. Quelque chose clochait dans toute cette histoire. Du coup, j’ai appelé votre hôtel. Je me suis fait passer pour votre secrétaire ; j’ai réussi à lui arracher la date de votre venue. Alors niez tant que vous voulez, faites toutes les démonstrations qui vous chantent ; elles ne m’empêcheront pas de me méfier de vous comme de la peste. »

Le détective soupira, fit tournoyer son verre devant lui et l’avala d’une traite.

« Vous voulez que je vous dise, Mademoiselle ? Votre théorie est à côté de la plaque. Intéressante, mais à côté de la plaque.
- Oh ! J’espère que vous pourrez faire mieux que ça, quand même-
- Et ce pour deux raisons. Un : je suis bel et bien venu à Cap-Chat la nuit ayant précédé la mort de Narcisse, mais j’y suis venu à sa demande. Une semaine environ avant sa mort, Narcisse m’envoie une lettre : il aurait découvert un très sombre secret et voulait absolument m’en faire part. Il me donne rendez-vous à l’Hôtel des falaises – celui-là même qui m’héberge depuis bientôt deux mois – le 29 août à minuit.
- Et ?
- Il n’est jamais venu.
- Pffff ! Foutaises ! Vous avez inventé cette lettre pour justifier votre venue-
- Suis-je en train de nier, Mademoiselle ? Non. Si j’étais le Loup-garou, pourquoi diable attesterais-je de l’existence d’une conversation entre la victime et moi-même le jour-même de sa mort ? Ce serait le comble de l’idiotie.
- Bon. Supposons. Qu’en tirez-vous, Von Nabis ?
- Sur le coup, j’ai immédiatement pensé qu’il avait pu découvrir quelque chose sur la responsabilité de son père dans les agissements du Loup-garou, en 1952. Par ailleurs, l’envoi de cette lettre correspondait à peu près au vol d’un journal intime ayant appartenu à Jnst – Narcisse aurait donc très bien pu apprendre des informations compromettantes dans ce même journal et aurait voulu m’en faire part. Le meurtrier – son père, peut-être, ou quelqu’un qui avait tout à perdre de ces révélations – l’aurait alors découvert et réduit au silence à jamais.
- Et maintenant ?
- Maintenant, je n’en suis pas si sûr. Déjà, je ne vois pas comment on aurait pu découvrir ses intentions. Narcisse tenait très certainement à ce qu’on ne découvre pas l’existence de cette lettre, qu’il voulait même cacher à son père et à sa propre fiancée ; je n’arrive donc pas à imaginer comment il aurait pu se trahir ainsi.
- Hmm. C’est intéressant. Mais rien ne me tout cela ne vous innocente, Von Nabis. En fait, cette lettre, comme vous dites, vient plutôt conforter ma théorie. Jusqu’à maintenant, je me demandais pourquoi vous aviez attendu si longtemps avant d’agir. Maintenant, je me dis que la lettre et les intentions de Narcisse, quelles qu’elles soient, ont pu vous forcer la main. »

Celui-ci se contenta de sourire.

« En fait, Mademoiselle, vous avez commis une deuxième erreur de raisonnement.
- Ah ?
- Selon vous, j’aurais commis tous ces crimes pour me venger de Jnst ; j’aurais massacré des innocents pour traîner le meurtrier de 1952 devant la justice.
- Voilà.
- C’est là que vous faites erreur. Jnst n’a jamais été le Loup-garou.
- QUOI ?
- Si Jnst n’est pas le Loup-garou, pourquoi aurais-je eu besoin de lui faire payer quoi que ce soit ?
- Je ne vous crois pas.
- Pensez-y un peu, Mademoiselle. Si Jnst avait été le Loup-garou – et si je l’avais accusé de ce crime, en 1952, avant de prendre la fuite – pourquoi diable aurait-il fait appel à moi pour élucider la mort de son fils ? N’aurions-nous pas été ennemis jurés ?
- Mais alors… qui… qui était le Loup-garou de 1952 ? »

« Dahlia. »

Von Nabis et Carabosse tournèrent vivement la tête vers le fond de la salle, muets de surprise, comme frappés par la foudre. Winterspoon astiqua son verre pendant quelques instants encore, le reposa sur le comptoir et reprit, à leur adresse :

« Le Loup-garou était Dahlia Grimard ».

* * *


Winterspoon avait rejoint leur table, emmenant avec lui une chaise et une bouteille de scotch. Il tendit la bouteille en direction de ses deux convives, qui la refusèrent tous deux, puis, haussant les épaules avec un sourire triste, il en remplit son verre. Passé le choc premier, Von Nabis n’était pas vraiment surpris que Winterspoon ait été au courant : lui avait aussi perdu un être cher dans l’affaire – et puis l’homme avait toujours semblé être au courant de tous les ragots circulant au village.

« Comment l’avez-vous appris ?
- Comme vous. Pas besoin d’être Sherlock Holmes pour deviner la clef du mystère, M. Nabis. J’avais à peu près son âge, voyez-vous, et comme de fait, nous étions allés à l’école ensemble. Dahlia avait toujours été fragile. Instable. Adolescente, il lui arrivait d’être sujet à de terribles crises de rage. Oh, bien sûr, il m’a fallu du temps pour comprendre. Beaucoup de temps. Au début, je n’avais pas imaginé que le Loup-garou puisse être quelqu’un que j’aie connu. Et puis, quand Lawliet est… quand on me l’a tué, j’ai réfléchi. Longtemps. J’ai mené mon enquête. Il m’aura fallu plusieurs années pour lier ces corps sanglants à cette jeune fille que j’avais connue, jadis. »

Il laissa sa phrase en suspens. Von Nabis hocha la tête lentement et reprit les rênes de la conversation :

« Dahlia accompagnait parfois son mari dans ses déplacements professionnels. Quelquefois, il lui arrivait d’emprunter la voiture de Jnst pour se balader dans la région, lorsque celui-ci était en vacances, comme c’était souvent le cas cet été-là. J’ai vérifié : la plupart des dates concordent avec les absences de Dahlia. »

Cette fois, ce fut Carabosse – restée jusque là silencieuse – qui interrogea Winterspoon.

« Et… vous lui en avez voulu ? »

Il fit une moue, hésita pendant de longues secondes. « Non. Pas à elle. Elle ne se contrôlait pas. Vous ne la connaissiez pas comme je la connais – vous étiez beaucoup trop jeunes – mais elle n’avait aucune prise sur ses pulsions. Il fallait qu’elle tue. Bon sang : coups de griffes, morsures, membres arrachés – ce n’était pas l’œuvre d’une personne normale ! Elle devait beaucoup souffrir, elle aussi. Non, ça n’est pas à elle que j’en voulais.
- Mais à lui, oui. »

Winterspoon hocha la tête.

« C’est Jnst, le vrai salaud, dans cette histoire. Il ne pouvait pas ignorer les faits. Il connaissait sa femme mieux que quiconque – quiconque. Il a dû comprendre très vite ce qu’elle faisait.
- Et ?
- Et il a laissé faire. Il aurait dû l’interner, la faire soigner, mais il a fermé les yeux. Peut-être par amour. Lorsque la pleine lune approchait et que ses crises recommençaient à poindre, il s’arrangeait pour qu’elle ne soit pas au village. Il quittait discrètement les lieux pour qu’elle… sévisse… ailleurs.
- Mais… pourquoi ?
- Par amour pour elle », fit Von Nabis.

Winterspoon se retourna vers lui d’un air sceptique.

« Par amour ?
- Je pense, oui. Les asiles ne sont pas une partie de plaisir. Dahlia aurait été soumise à des traitements de chocs, isolée de tout, séparée de son fils.
- Et il l’a donc laissé tuer à loisir !?
- La décision est condamnable et injustifiable, nous sommes d’accord, mais elle est compréhensible. Sans doute croyait-il pouvoir l’arrêter, au début. Sans doute pensait-il pouvoir neutraliser ses crises : il suffisait de l’enfermer les soirs de pleine lune, pas vrai ? Pour son propre bien comme celui des autres. Mais rien n’y fait : il fallait bien la libérer tôt ou tard, et alors, elle explosait.
- Comment avez-vous appris tout ça ?
- Il me l’a dit. Peu après la mort de Xinome, je me suis aussi mis à réfléchir. J’ai moi aussi pensé que Dahlia pouvait être derrière tout cela – et j’ai donc confronté Jnst avec la vérité.
- Et vous vous êtes laissé attendrir par de pareilles balivernes ?! » Winterspoon écumait. « Vous avez laissé ce saligaud filer simplement parce qu’il l’aimait ? Il aurait fallu l’interner séance tenante !
- Il se trouve que je croyais Jnst sincère.
- Alors vous êtes plus naïf que je ne le croyais !
- Calmez-vous, Winterspoon.
- MON FILS EST MORT !
- Votre fils est mort avant que quiconque ait compris quoi que ce soit. Je ne me suis sérieusement penché sur l’affaire qu’après la mort de Xinome, vous vous souvenez ?
- Vous, peut-être, mais Jnst le savait depuis le début, lui ! Et il n’a rien dit !
- Et je suis sûr qu’il le regrette. Vous pourrez lui en parler, demain, quand tout sera résolu. Quoi qu’il en soit, je l’ai donc confronté avec la vérité, et après cet entretien, il n’y a plus jamais eu de victime. »

Il laissa planer le silence quelques instants, avant de reprendre son récit.

« À mon avis, il a compris qu’à ce moment-là, ça ne pouvait plus durer. Il avait peut-être des remords. Quoi qu’il en soit, Jnst a fait surveiller sa femme en permanence pendant les trois prochaines années. Il ne la laissait plus sortir seule. Veillait constamment sur elle.
- Entre 1952 et 1955, on ne la voyait presque plus au village », compléta Carabosse.
- Exactement. Au bout de trois ans, la maladie a eu raison de Dahlia. Peut-être Jnst a-t-il abrégé ses jours et ses souffrances. Peut-être à la demande d’un de ses associés, qui commençait à soupçonner quelque chose. Je ne sais. Toujours est-il qu’avec Dahlia, le Loup-garou a disparu à jamais.
- Jusqu’à aujourd’hui.
- Jusqu’à aujourd’hui. Dix-sept ans après cette terrible tragédie, un autre tueur s’est dressé et a repris là où Dahlia s’était arrêtée ».

Winterspoon toussa.

« Vous dites, M. Von Nabis, que vous ferez toute la lumière sur cette affaire demain ?
- En effet.
- Je présume donc que vous connaissez l’identité du coupable ?
- C’est exact.
- Et », fit-il en regardant fixement le détective, une lueur intense dans les yeux, « cette fois-ci, vous ne vous enfuirez pas, la queue entre les jambes ? Cette fois-ci, vous livrerez bien le Loup-garou à la police ?
- C’est mon intention. »

Von Nabis attendit encore un peu une question qui ne vint pas : Winterspoon se contenta de faire tournoyer son verre, perdu dans ses pensées. Haussant les épaules, il se leva et adressa un signe de tête aux deux convives.

« Eh bien sur ces entrefaites, j’ai une longue journée devant moi demain. Avec votre permission, je vais donc prendre congé. Winterspoon, vous êtes bien sûr convié à ma petite démonstration, demain – vu l’importance qu’a prise cette affaire dans votre vie, il serait simplement indigne que vous n’y soyez point. Quant à vous, Carabosse… »

Elle croisa les bras d’un geste résolu, comme pour le mettre au défi de l’exclure de la démonstration du lendemain.

« Je vous avais promis l’exclusivité. Une longueur d’avance sur tous les grands quotidiens. Eh bien… vous connaissez l’heure. Vous connaissez le lieu. Je considère dès lors cette dette comme acquittée. »

À ces mots, il revêtit son manteau, fit un dernier signe de la main aux convives, sortit du restaurant et disparut dans la nuit.
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MessagePosté le: 28 Mai 2013, 10:05    Sujet du message: Répondre en citant



Ysengrain
Manoir Grimard, Hall (2e étage). 31 octobre 1969. 12h15.
Dernière énigme.


La carrière du détective Von Nabis prit fin le 31 octobre 1969.

Une brise sournoise flottait dans l’air ce jour-là, cerclant le ciel de nuages étouffants, comme une sombre promesse des giboulées à venir. Les feuilles avaient depuis une quelques semaines déjà commencé à déserter les branches et s’amoncelaient au pied des arbres dans une masse difforme et humide. Dehors, la plupart des passants se hâtaient dans les rues, pressés de regagner le confort de leur foyer et de mettre derrière eux la fraîcheur crispée de cette fin d’automne.

Heureusement pour Ysengrain, elle n’était pas à l’extérieur. À ce moment précis, elle patientait avec les autres invités devant la chambre de Jnst, attendant que ce dernier termine son entretien avec Von Nabis, suite à quoi le détective jetterait, comme promis, la lumière sur toute l’histoire du Loup-garou.

Bixive, Carabosse et Winterspoon. Voilà les trois personnes que Von Nabis avait invitées à sa petite ‘démonstration’, comme il l’appelait encore. Elle ne comprenait pas trop ce qu’ils pouvaient bien faire là – la présence de la journaliste, notamment, l’avait quelque peu étonnée. Néanmoins, si le détective avait jugé bon de les convier, c’est qu’il devait avoir une raison.

À 12h17, la porte s’ouvrit enfin. Von Nabis en sortit, le visage impassible, raccompagné à la porte par un Jnst furieux.

« Foutez-moi le camp d’ici, tous », éructa-t-il. « La prochaine fois que vous jugerez bon de faire une démonstration, Von Nabis, pensez à prévenir votre employeur.
- Ne partez pas tout de suite », prévint le détective, levant une main en leur direction en guise d’avertissement. « M. Jnst et moi avons simplement un petit différend contractuel. Dès que nous l’aurons réglé-
- Il n’y a rien à régler ! Il n’y a plus rien à discuter ! Fichez le camp, Nabis !
- M. Jnst, vous avez jusqu’à 15h pour réfléchir à ma proposition. À ce moment, je convierai tout le monde dans le salon au rez-de-chaussée et je ferai toute la vérité sur cette affaire, vous comprenez ? Toute. »

Un silence électrique se fit entre les deux interlocuteurs. Puis, Jnst poussa un soupir d’épuisement :

« Faites ce que vous voulez, Nabis, je m’en fiche.
- Et les autres ?
- Les autres peuvent rester ici jusqu’à 15h, si ça leur chante, tant qu’ils me foutent la paix. Ysengrain, n’oubliez pas que Fleur attend sa leçon à 13h.
- Je n’y manquerai pas, M. Jnst.
- J’espère bien. »

Et il claqua la porte d’un geste sec ; Ysengrain entendit distinctement le bruit d’une serrure que l’on verrouille. Von Nabis tapa dans ses mains et s’adressa à eux :

« Bon. Ma petite démonstration aura hélas lieu un peu plus tard que prévu. Il vous faudra attendre jusqu’à 15h pour que je fasse la vérité sur toute cette histoire – il y a quelques détails à régler auparavant, détails qui ne peuvent absolument pas être laissés en suspens. Si quelqu’un a des informations à me transmettre ou des réflexions à partager, je serai dans la chambre d’hôte : sachant que je désignerai le coupable dans un peu moins de trois heures, ceci est plus ou moins votre dernière chance. »

Le détective les salua d’un sourire de convenance et fit quelques pas vers la chambre d’hôte, dont il ferma la porte derrière lui.


* * *

Manoir Grimard, Cour arrière (1er étage). 12h51.


« Et puis, que pensez-vous de toute cette histoire ? », demanda Bixive, fixant Ysengrain d’un regard attentif.

Elle discutait avec le commissaire depuis une demi-heure déjà, sur la cour arrière du bâtiment. La conversation s’était amorcée sur des sujets anodins – leurs intérêts communs, la vie de policier, des livres qu’ils avaient aimés – avant de bifurquer peu à peu vers le vif du sujet. Ils étaient seuls au-dehors : Winterspoon avait pris la direction du salon, un livre en main, afin d’y attendre la fin du délai prévu ; Carabosse, au contraire, avait tout simplement quitté le manoir et pris sa voiture vers la rédaction du journal – « quelques articles à terminer », avait-elle suggéré sans développer, « et à la tournure que prend cette journée, je crains de ne pas avoir beaucoup de temps ce soir pour les boucler ». Cyril et Lysine – exceptionnellement de service pendant la journée – mangeaient tous deux un morceau dans la cuisine attenante.

« Je n’en suis pas encore certaine, M. le commissaire. J’attends les explications de Von Nabis avec une certaine impatience, je l’avoue, car je ne suis plus sûre d’y voir tout à fait clair.
- Ha ! Je crois que vous feriez mieux de vous montrer prudente vis-à-vis de son ‘hypothétique’ démonstration.
- Que voulez-vous dire ?
- Ce que je veux dire, Mademoiselle, c’est que vous faites beaucoup trop confiance à votre ami détective.
- Seriez-vous jaloux de ses-
- Je ne suis jaloux de rien ! Avoir une intuition, trouver des indices importants, élaborer une hypothèse intéressante, c’est une chose. Établir, encore et encore, le modus operandi du tueur le plus cinglé que j’aie jamais poursuivi – sans jamais expliquer d’où proviennent ses théories obtuses, mais confirmées a posteriori par l’enquête – en est une autre complètement.
- Êtes-vous sincèrement en train de l’accuser d’être le Lo-
- Je ne l’accuse de rien, Mademoiselle. Du moins pas formellement. Pas encore. Je vous suggère simplement d’être prudente. Von Nabis en sait un peu trop pour être honnête, si vous voulez mon avis, et je compte bien, tôt ou tard, faire ma propre ‘démonstration’ sur ses agissements. »

Elle haussa les épaules et la conversation s’interrompit quelques instants.

« Avez-vous déjà connu Balthy, Mademoiselle ?
- Balthy ? Non, je ne crois pas avoir eu l’honneur. Je l’ai peut-être croisé une ou deux fois, quand j’étais jeune.
- Le meilleur enquêteur qu’il m’ait jamais été donné de côtoyer. Pas un insupportable morveux comme le Von Nabis que vous défendez tant – un vrai enquêteur. Et un ami.
- Je n’en doute pas.
- Nous avons dû mener, oh… une bonne centaine d’enquêtes ensemble. Balthy était quelqu’un sur qui on pouvait compter. Nous avions l’habitude d’aller prendre un verre tous les vendredis, après le boulot. Et puis un jour, le Loup-garou me l’a pris. On a découvert son corps, presque déchiqueté, dans une ruelle sombre, juste à côté de chez lui. C’est son gosse qui a découvert le cadavre, vous imaginez ? Son gosse. Saleté d’enflure qui me l’a pris ! Je le ferai payer, vous verrez – au final, il paiera !
- Vous avez toutes mes sympathies, M. le commissaire.
- Je… merci. Merci, Mademoiselle. Je m’étais laissé emporter, mais…
- Ne vous inquiétez pas, je comprends votre indignation. Mais j’ai confiance en Von Nabis. »

Une lueur étrange brilla dans les yeux du commissaire.

« Je ne sais pas si vous diriez la même chose si vous saviez ce que je sais.
- Oh ? Et que savez-vous, exactement ?
- J’ai pris sur moi de mener une petite enquête parallèle à toute cette histoire sur le sieur Von Nabis. On sait tous qu’il a débarqué au village début septembre pour mener l’enquête, n’est-ce pas ?
- Oui, à la demande de Jnst.
- Eh bien, après quelques recherches… extracurriculaires… j’ai découvert que notre ami a réservé une chambre d’hôtel dans le village voisin pour la nuit du 29 août – soit le soir de la mort de Narcisse. »

Ysengrain le regarda sans mot dire, les yeux écarquillés dans une expression de surprise.

« À votre mine, Mademoiselle, je devine qu’il ne vous avait pas mis au courant.
- … Oui, je l’ignorais. »

Ils restèrent ainsi quelques longs moments encore, frissonnant dans la brise. Elle fixa ses pieds d’un regard absent, laissant le souffle du vent calmer ses inquiétudes, sans réfléchir à rien en particulier. Ce fut Bixive qui reprit la parole d’une voix douce :

« Il est treize heures, Mademoiselle. N’aviez-vous pas un cours à donner ?
- Je… Merci, vous avez parfaitement raison. Désolé, il va falloir que j’y coure !
- Pas de souci. Restez simplement prudente, d’accord ? Surtout avec Von Nabis. Il n’est pas aussi digne de confiance que vous ne croyez. »

Elle opina du chef, le remercia une dernière fois pour sa prévenance et rentra à l’intérieur, croisant sur le chemin Cyril et Lysine, qui s’affairaient à nettoyer le hall de fond en comble. Elle remarqua sans trop y prêter attention que la porte reliant le hall au salon avait été fermée, haussa les épaules et monta les marches menant au deuxième étage, saluant les deux domestiques au passage.

* * *

Von Nabis
Manoir Grimard, Balcon (2e étage). 13h40.


Von Nabis soupira. Le refus de Jnst l'avait réduit à une attente interminable de trois heures. À 12h15, le détective avait immédiatement gagné le balcon jouxtant la chambre d'hôte et celle de Jnst- balcon d'où il avait pu surprendre la conversation entre Bixive et Ysengrain. Ainsi, Bixive aussi est au courant pour la chambre d'hôtel ? Voilà qui devient intéressant.

Il haussa les épaules et laissa son regard errer par-devant lui. Un grand chêne lui cachait une partie du paysage, sa vue étant quelque peu entravée par ses branches entrelacées. De sa position, il ne pouvait guère voir que le jardin, où les allées de fleurs qu'on avait plantées au printemps achevaient de se faner pour l'hiver. Le jardin était cerclé d'une grande et belle clôture blanche d'environ deux mètres de hauteur. Sous ses pieds, en contrebas, le détective put reconnaître les voix de Bixive et Winterspoon, lesquels discutaient avec animation de l'avenir de souvenirs passés. Portant son regard devant lui, Von Nabis devina les contours d'une petite remise, où l'on rangeait, à n'en pas douter, une large panoplie d'outils. Le détective constata avec un sourire amusé que la remise était - ou semblait - si pleine qu'on avait été obligé de ranger une échelle à l'extérieur, presque contre la porte de la remise.

Von Nabis soupira une nouvelle fois. Il s'ennuyait. Ou plutôt : il était ennuyé - par le refus de Jnst.

[N.B.: Le texte en italiques ci-dessous est un flash-back.]

« M. Von Nabis », avait-il dit lorsque le détective avait cogné à sa porte vers midi, « vous avez des nouvelles pour moi ? Le nom d'un coupable, peut-être.
- Tout à fait.
- Eh bien, voilà qui me rassure ! Moi qui craignais que vous eussiez oublié !
- Je n'oublie jamais rien, M. Jnst.
- Bon. Venez, venez - nous serons plus à l'aise à l'étage pour parler. Plus loin des oreilles indiscrètes », avait-il dit, désignant sans les nommer les Bixive, Carabosse, Winterspoon et Ysengrain qui accompagnaient le détective. Celui-ci obtempéra de bonne grâce. Sitôt furent-ils installés et la porte fermée que Jnst le pressa de questions.

« Et donc ? Quel est-il ? Qui est l'enfoiré qui m'a volé mon fils ?
- Pas avant que vous ayez acquitté votre part du marché.
- J'acquitterai ma part du marché quand vous m'aurez donné le nom.
- Non, je ne crois pas. Une fois que je vous aurai donné le nom du coupable, rien ne vous oblige à respecter votre part du contrat. »

Jnst l'avait alors regardé avec une franche méfiance. Von Nabis poursuivit, implacable :

« Depuis le début, nous avions un marché, Jnst. Je sais ce que votre femme a fait, en 1952. Vous savez ce que votre femme a fait. Quelqu'un a tué votre fils pour éviter, peut-être, que la vérité n'éclate - ou alors simplement pour vous faire payer d'avoir ainsi dissimulé la vérité pendant dix-sept ans.
- Ne jouez pas les anges avec moi, Von Nabis ! Vous avez aussi caché la vérité pendant-
- Je l'ai fait parce que vous ne m'avez pas laissé le choix, salaud ! Ne faites pas l'hypocrite. Bref : nous avions un marché. Le 3 septembre, quand je suis passé chez vous pour la première fois pour nouer les termes du contrat, vous m'aviez fait une promesse : je découvre l'identité de l'assassin de votre fils, et vous confessez publiquement la culpabilité de votre femme - ainsi que votre silence de près de vingt ans.
- Cela ne change rien à l'affaire et-
- Là, je vous annonce que j'ai le nom du meurtrier. Je m'engage à le révéler - mais pour cela, il vous faut tenir votre part du marché. Sortir de cette pièce et confesser votre crime : Carabosse est journaliste ; Bixive est officier de police. Ysengrain et Winterspoon sont des victimes collatérales de votre inaction. Ces quatre-là feront l'affaire. C'est pour cela que je les ai emmenés ici.
- Je ne vous crois pas. Je pense que le Loup-garou a été trop fort pour vous et que vous bluffez rien que pour que je confesse mes crimes. Je ne marcherai pas dans votre jeu. Un nom, ou sinon vous n'aurez rien. »

Von Nabis soupira.

« Dommage qu'on ait eu à en arriver là, Jnst. Vous ne vous êtes hélas pas montré suffisamment digne de confiance pour que j'accepte de vous livrer le nom sans garantie en retour.
- Tant pis, alors. Vous n'aurez pas votre confession.
- Non, mais j'aurai autre chose. »

Le détective adressa un sourire triste au magnat de l'énergie et fit quelques pas vers la porte. Mettant la main sur la poignée, il se retourna vers son hôte :

« Dernière chance de me retenir.
- Et pourquoi vous retiendrais-je, Von Nabis ?
- Parce que quand j'aurai quitté cette pièce, c'en sera fait de vous.
- Ha ! Vous allez révéler vos 'suppositions' ? Personne ne vous croira.
- Oh, je ne ferai rien. Le Loup-garou s'en chargera pour moi.
- QUOI !?
- Vous m'avez parfaitement compris. Si vous ne me retenez pas, je quitte ce pièce. Si je quitte cette pièce, je puis vous garantir que vous serez mort avant minuit. Je ne sais pas encore comment - il faudrait demander à votre vieux pote le Loup-garou pour cela, pote dont vous ignorez toujours l'identité, d'ailleurs - mais je peux garantir la mort.
- Sortez d'ici.
- Vous êtes sûr ?
- SORTEZ D'ICI, CONNARD !
- Comme vous voulez.
- Oh, et Von Nabis ?
- Oui ?
- Si vous pipez un mot sur Dahlia et le reste, je vous détruis. Complètement. »

Von Nabis le fixa avec sévérité.

« Adieu, Jnst. Je ne peux pas dire que vous connaître a été un plaisir, mais je regrette néanmoins votre mort.
- Sortez. D'ici. »

Il haussa les épaules, tourna la poignée et sortit dans le hall, où l'attendaient les autres.

« Foutez-moi le camp d'ici, tous ! », beugla Jnst.


* * *

Ysengrain
Manoir Grimard, Chambre de Fleur (2e étage). 14h50.


« Que je fasse, que tu fasses, qu’il fasse…
- Comment épelles-tu ‘fasses’ dans ‘que tu fasses’ ?
- Euh… F-A-S-S-E ». Puis, devant le mutisme d’Ysengrain : « S .
- C'est mieux.
- Hi hi, je suis trop forte !
- Bel essai, Fleur, mais ça ne compte pas. Tu avais oublié le S - et ne l'as rajouté que lorsque tu as vu que je ne te félicitais pas.
- Faux – j’y ai pensé !
- Mouais. Va pour cette fois. Mais que je ne t’y reprennes pas à oublier le S. »

Fleur lui adressa un sourire penaud – et Ysengrain ne put s’empêcher de sourire à son tour. Pauvre petite. Elle jeta un coup d’œil à sa montre : 14h50. La ‘démonstration’ de Von Nabis n’allait plus tarder, désormais.

« Bon, Fleur ? Ça fait une heure cinquante qu’on révise la conjugaison et la grammaire ; je crois qu’on peut passer à la littérature.
- Enfin ! On peut continuer Agatha Christie, dit ? » Sans attendre la réponse d’Ysengrain, la petite fille ânonna à côté de son lit jusqu’à saisir son exemplaire des Dix petits nègres. Sa tutrice poussa un soupir résigné :
- Si tu veux, Fleur, si tu veux… Où en étions-nous, déjà ? »

Mais elle fut interrompue par un cri. Un cri strident. Tout proche. Elle frissonna de tout son corps. Cela venait du couloir – et ne pouvait dire qu’une chose. Intimant à Fleur de rester dans sa chambre, elle se précipita hors de la pièce et tomba nez-à-nez avec Lysine, qui s’était effondrée devant la porte de Jnst en tenant un objet d’un air horrifié.

« Une main », dit-elle, catatonique. « C’est une main ».

Sans attendre, Ysengrain cogna vigoureusement contre la porte de Jnst. « M. Jnst ! M. JNST ! OUVREZ ! » Il n’y eut aucune réponse.

Elle entendit des pas précipités dans l’escalier : tournant la tête à gauche, elle put voir Winterspoon, Cyril, Carabosse et Bixive monter les marches quatre à quatre et se ruer vers Lysine, prostrée.

« Qu’est-ce qu’elle a ? Que s’est-il passé ? », fit une voix, peut-être celle de Cyril.
- Est-ce… oh putain, c’est une main !
- Quoi !? Mais à qui… oh merde, oh merde ! Ouvrez, Ysengrain, ouvrez vite ! »

Sans hésiter une seconde, Ysengrain mit la main sur la poignée :

« Rien à faire ! C’est verrouillé !
- Quelqu’un a la clef ? », demanda Winterspoon à la cantonade.
- Non, Jnst possède le seul exemplaire ! », rétorqua Cyril.
- JNST ! JNST ! RÉPONDEZ, BON SANG !
- Peut-on enfoncer la porte ?
- Impossible si elle est verrouillée. Le verrou est terriblement résistant – Jnst l’a conçu exprès pour ça. Ça ne fonctionnera pas. »

Ce fut Carabosse qui trouva la solution :

« Une perceuse. Cyril, allez chercher une perceuse. Nous allons creuser un trou dans cette porte et déverrouiller de l’extérieur.
- Bonne idée : je cours à la remise ! »

Il disparut pendant deux minutes, revenant au pas de course avec l’objet. Il se mit aussitôt à la tâche, le bruit de la perceuse contre le bois de la porte ayant tôt fait d’assourdir toute conversation et cri de panique. Tournant la tête vers la gauche, Ysengrain put remarquer que Von Nabis s’était joint à eux depuis le retour de Cyril, contemplant la scène avec une légère curiosité qui tranchait viscéralement avec l’angoisse ambiante. Enfin, après trois minutes qui parurent être une éternité, Cyril put enfin creuser un trou dans la porte et se recula pour contempler son œuvre. Ysengrain plongea la main dans le trou, tâtonna quelques instants et proclama enfin :

« Ça y est, je l’ai ! »

La scène qu’ils découvrirent resta à jamais gravée dans leur mémoire : Jnst, le magnat de l’énergie, le richissime homme d’affaires, baignait dans une mare de son propre sang, un poignard planté dans le dos, le corps marqué par d’horribles blessures semblables à des coups de griffes et des morsures. D’aucuns purent remarquer qu’il lui manquait une main – celle-là même que Lysine avait trouvée sur le pas de la porte.

« Que personne ne bouge ! »

* * *

Von Nabis
Manoir Grimard, Chambre de Jnst (2e étage). 14h56.


« Que personne ne bouge ! Ne dérangez pas la scène du crime ! »

Personne n’avait encore fait le moindre pas à l’intérieur de la pièce. Écartant sans ménagement, Cyril et Ysengrain, qui se trouvaient sur son passage, Von Nabis pénétra le premier sur le lieu du crime, intimant aux autres de rester à l’extérieur.

Son œil se fixa aussitôt sur les deux issues possibles. Sur sa gauche : une porte, donnant sur le balcon où il avait lui-même patienté depuis 12h15 et qu’il n’avait pas quitté jusqu’à la découverte du corps. Sur sa droite : une fenêtre fermée. Il essaya de l’ouvrir : rien à faire, elle était soigneusement verrouillée. Examinant le mécanisme d’ouverture, il vit qu’on ne pouvait la verrouiller que de l’intérieur. Mu par une intuition, il la déverrouilla, l’ouvrit et jeta un regard sur le jardin, en contrebas. Examinant les murs de plus près, il réalisa qu’il était impossible d’escalader le mur depuis le jardin sans aide.

Il balaya du regard le reste de la pièce à la recherche d’une quelconque cachette, ouvrit chaque armoire, regarda sous le lit et dans la penderie : rien à faire, il n’y avait plus aucune trace du meurtrier dans la pièce. Sur une commode, près du lit, il aperçut l’unique exemplaire de la clef de la chambre de Jnst : naturellement, sans cette clef, il était rigoureusement impossible de verrouiller la chambre de l’extérieur.

« Avec votre permission, M. Von Nabis », dit Bixive d’une voix doucereuse, « il y a une porte que vous n’avez pas encore vérifiée ». Il désigna du doigt la porte menant vers le balcon.
- Inutile, M. le commissaire. J’y suis resté de 12h15 jusqu’à la découverte du corps – elle est donc très clairement verrouillée-
- Faites-le. En ne touchant qu’à la poignée, je vous prie. Je vous ai à l’œil. »

Haussant les épaules, Von Nabis tourna la poignée d’un geste résigné. À sa stupéfaction, il ne rencontra pas de résistance : sans qu’il ait eu besoin de déverrouiller quoi que ce soit, la porte s’ouvrit dans un grincement strident, découvrant le balcon qu’il avait quitté il y avait quelques minutes à peine.

Bixive eut un sourire triomphal.

« Voyons voir… Le meurtrier n’est pas dans la pièce. La porte et la fenêtre sont verrouillées de l’intérieur. Il faut donc nécessairement que le meurtrier ait pris la fuite par là. M. Von Nabis, avez-vous quiconque quitter la pièce par cette porte entre 12h15 et la découverte du corps ?
- Non.
- Pensez-vous que le Loup-garou ait découvert la capacité de téléportation ?
- Non.
- L’invisibilité ?
- Bien sûr que non.
- Dans ce cas, il ne reste qu’une explication. M. Von Nabis, vous avez assassiné Jnst et pris la fuite par cette porte que voilà ; n’eût été de ma présence d’esprit, nous n’aurions jamais pu vérifier que cette porte était bien ouverte avant que vous ne l’ayez vous-même secrètement verrouillée dans votre ‘investigation’. Le subterfuge aurait alors été complet : heureusement j’étais là.
- Vous dites n’importe quoi.
- Von Nabis, au nom de la loi et en ma qualité d’officier de la justice, je vous arrête pour meurtre au premier degré. À partir de maintenant, tout ce que direz pourra être retenu contre vous. Vous avez le droit de garder le silence et pourrez retenir les services d’un avocat. »

Sans en ajouter davantage, il pénétra dans la pièce et menotta sans ménagement le détective, qui se laissa faire sans protester.

« M. le commissaire, si vous le permettez, j’aimerais juste adresser quelques mots aux personnes présentes.
- Faites ce que vous voulez, enflure, mais faites-le vite. »

Von Nabis opina de la tête et balaya la pièce du regard. Tout le monde s’était finalement résolu à y pénétrer, ne fut-ce que pour jeter un dernier regard au corps déchiqueté de Jnst. Même Fleur – la pauvre, qui avait déjà perdu son frère Narcisse et qui perdait maintenant Jnst – s’était extirpée de ses draps et, attirée par le bruit, était entrée à l’intérieur.

« Je m’adresse ici à vous pour vous dire une chose : le Loup-garou est avec nous, dans cette pièce. Je vous avais promis une démonstration : elle viendra bien assez tôt. Quant au Loup-garou, je n’ai qu’une chose à lui dire : il ne s’en tirera pas. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il tente, je le trouverai et le traînerai en justice. »

Il avait prononcé ces paroles sans viser quiconque en particulier, mais personne ne put s’empêcher de frissonner. Au bout d’un moment – d’un long, très long moment – Bixive traîna le détective hors de la pièce.

* * *

Ysengrain
Manoir Grimard, Chambre de Jnst (2e étage). 15h04.


Les médecins légistes conclurent leurs analyses très rapidement : une fois n’est pas coutume, le cadavre de la victime avait été découvert très rapidement après la mort, ce qui facilita grandement leur analyse. Ceux-ci furent formels : Jnst était mort à 13h15 précisément. Du reste, on calcula que le Loup-garou avait dû préparer sa mise en scène pendant un quart d’heure environ après la mort de Jnst. De fait, le crime s’était donc déroulé entre 13h15 et 13h30, au minimum. Par ailleurs, la position du couteau était telle que le crime ne pouvait être un suicide.

L’on réunit rapidement les alibis de toutes les personnes présentes – alibis qu’Ysengrain nota furtivement dans son carnet. Il fut rapidement convenu entre toutes les convives présentes que personne n'avait rien vu ou entendu d'anormal jusqu'au cri de Lysine, à 14h50 - ce qui n'était au demeurant guère surprenant, sachant que la chambre de Jnst était parfaitement insonorisée.


Spoiler:

Bixive
12h15-13h : Discute dans la cour arrière avec Ysengrain [corroboré par Von Nabis et Ysengrain].
13h-13h35 : Patiente dans la cour arrière.
13h35-14h50 : Discute avec Winterspoon dans la cour arrière [corroboré par Von Nabis et Winterspoon].
Alibi : Ne peut être passé par la porte (Cyril et Lysine ne l’ont pas vu passer dans le hall entre 13h et 13h30) ; Ne peut être passé par la fenêtre (Trop haute pour qu’il l’escalade sans aide)

Carabosse
12h15-12h25: En transit.
12h25-14h40 : Rédige un article à la rédaction du journal de Cap-Chat, bien loin du manoir.
14h40-14h50 : En transit.
14h50 : Arrive au manoir [corroboré par Bixive, Cyril, Lysine et Winterspoon]
Alibi : Pas présente au manoir au moment du crime.

Cyril
12h15-12h45 : Mange dans la cuisine avec Lysine [corroboré par Lysine].
12h45-13h30 : Fait le ménage du hall avec Lysine [corroboré par Lysine].
13h30-14h50 : Fait le ménage de la cuisine avec Lysine [corroboré par Lysine].
Alibi : Avec Lysine au moment du crime.

Fleur
12h15-13h : Patiente dans sa chambre.
13h-14h50 : Cours privé avec Ysengrain dans sa chambre [corroboré par Ysengrain].
Alibi : Avec Ysengrain au moment du crime.

Lysine
12h15-12h45 : Mange dans la cuisine avec Cyril [corroboré par Cyril].
12h45-13h30 : Fait le ménage du hall avec Cyril [corroboré par Cyril].
13h30-14h50 : Fait le ménage de la cuisine avec Cyril [corroboré par Cyril].
Alibi : Avec Cyril au moment du crime.

Von Nabis
12h15-14h50 : Patiente sur le balcon jouxtant la chambre de Jnst.
Alibi : Aucun.

Winterspoon
12h15-13h35 : Lit dans le salon.
13h35-14h50 : Discute avec Bixive dans la cour arrière [corroboré par Bixive et Von Nabis].
Alibi : Ne peut être passé par la porte (Cyril et Lysine ne l’ont pas vu passer dans le hall entre 13h et 13h30).




Ysengrain balaya du regard la liste des personnes présentes dans la chambre de Jnst lorsque Von Nabis avait déclaré que le Loup-garou se trouvait en leur présence.

Bixive.
Carabosse.
Cyril.
Fleur.
Jnst, ou du moins son cadavre. (Techniquement, il était dans la pièce, se dit-elle, quoiqu'elle ne croyait pas que Von Nabis avait fait référence à Jnst.)
Lysine.
Winterspoon.

Elle hésita quelques instants, son crayon suspendu sur la feuille. Puis, dans un hochement à tête, elle écrivit simplement :

Von Nabis.


Dernière édition par Solaris le 29 Mai 2013, 03:22; édité 2 fois
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MessagePosté le: 28 Mai 2013, 10:18    Sujet du message: Répondre en citant

Petit mot sur la résolution de l'énigme, puisque celle-ci est un peu différente des autres :

- Comme dans tout bon roman policier, je m'attends à ce qu'une réponse optimale apporte des solutions à trois éléments :

1°) Qui a commis le crime ? (I.e. Qui est le Loup-garou ?)
2°) Comment a-t-il commis son forfait ?
3°) Pourquoi a-t-il commis tous ces crimes ?

Permettez-moi d'aborder ces trois questions tour à tour :

1°) Whodunnit ? (Qui est le meurtrier ?)

--> L'énigme du jour comportera très peu d'indices en ce sens - il y en aura peut-être un ou deux éléments circonstanciels, mais rien d'accablant. De fait, pour appuyer votre propos, je vous invite à vous replonger dans les autres textes de la partie et à invoquer les éléments soutenant votre thèse. Tous les textes ne seront pas nécessairement pertinents, mais je puis vous assurer que j'ai glissé des indices parfois non négligeables dans certains des textes précédents ! Les plus attentifs d'entre vous pourront même déceler une preuve accablante de l'identité du Loup !

--> Par ailleurs, je ne veux pas de "Coupable X". Le nom du Loup-garou a été expressément mentionné au moins une fois dans la dernière énigme. Je ne veux pas de "Mandrino est le coupable, s'est caché dans la chambre en attendant la police et a pris la fuite après."


2°) Howdunnit ? (Comment a-t-il commis son forfait ?)

--> Parce que c'est la dernière énigme et que je veux corser le tout, je me suis amusé à donner un alibi à presque tous les personnages, en plus des circonstances complexes du crime. Si vous pensez que Von Nabis est le Loup-garou, votre boulot est plutôt facile (il n'a pas d'alibi) : il vous suffit d'expliquer le moyen dont il s'y est pris pour sortir de la chambre close. Est-il coupable pour autant ? À vous d'en décider.

Si vous pensez plutôt qu'un autre personnage a commis le crime, je m'attends à ce que vous démolissiez l'alibi du personnage en question - ou du moins suggériez un moyen grâce auquel il aurait pu se créer cet alibi.

--> Autrement, on tombe dans le schéma habituel : une chambre close - à vous de la résoudre et de percer le stratagème du Loup-garou. Comment a-t-il pu sortir d'une pièce verrouillée de l'intérieur ?

Avertissement : j'ai glissé quelques pièges/fausses pistes dans le texte. Soyez vigilants et faites gaffe à ne pas trop vous épuiser sur une voie sans issue. Heureux


3°) Whydunnit ? (Pourquoi a-t-il commis son forfait ?)

--> Je serai ici bien plus clément dans cet élément de la réponse, car il s'agit encore beaucoup de suppositions. En gros, je m'attends à ce que vous expliquiez au moins pourquoi le Loup-garou a jugé bon de zigouiller ses victimes. Points bonus à quiconque expliquera le choix de victime. Si quelqu'un est suffisamment génial pour trouver une explication au modus operandi choisi par le coupable, il aura tout mon respect (et toutes les chances de remporter la victoire). ^^


Vu la complexité de la réponse, je doute qu'il y ait des ex aequos. Quoi qu'il en soit, je vous souhaite la meilleure des chances ! Clin d'oeil

Ah oui, et avant d'oublier : le Loup-garou n'a aucun complice. Il agit seul - comme il a toujours agi depuis le début de la partie, affaire des coffres exceptée.
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